Transandalus, mars 2023

Journal de repérage d’une version 2.0 de la Transandalus, un itinéraire de VTT de 2300km faisant le tour de l’Andalousie. Journal d’une dernière fuite avant de n’en plus avoir besoin.

Les derniers jours avant mon départ, je hâtais mes préparatifs. Les bruits des travaux me déclenchaient des attaques de panique dès les premiers coups. Mon visage se fermait lorsque nous approchions de l’immeuble, prison de malheur. Les soirs, je ne pouvais plus m’endormir, minée par la crainte d’être réveillée au matin par les vibrations de marteaux. Puis j’espérais que peut-être, ce jour-là, ils ne travailleraient pas. Et les matins où je n’étais pas réveillée par les bruits des travaux, je mangeais en vitesse avec angoisse, et préparais mes affaires pour pouvoir fuir l’endroit au cas où ils commenceraient tout de même, un peu plus tard que d’habitude. Je regardais la météo pour savoir si je pouvais tenir à errer dehors ou dans les parcs, mais bien souvent le temps morne me repoussait au box de garage, dans l’obscurité et le confort de la voiture. Souvent, ma fuite était entravée par les attaques de panique qui me clouaient au sol dès les premières vibrations des perceuses qui résonnaient dans les murs. Chloé nous installa une semaine dans la maison de son père, et m’aida à aller chercher un carton pour mon vélo. Je pris un billet pour l’Andalousie, presque à l’aveugle. Fuir, n’importe où, mais ailleurs.

Je reçus la veille de mon départ le boîtier de charge pour la dynamo que j’installais. J’ai aimé la semaine calme dans la grande maison du père de Chloé. Les petits-déjeuners furent heureux, nous mangions des Smacks Trésor comme au premier matin. Les fumées noires et âcres de la folie qui plantait ses griffes dans la chair de mon cou s’estompaient dans les après-midi lorsque la ville faisait taire un instant ses abominations. Je pouvais dormir et penser en silence à nouveau. Je fis des cauchemars la veille du départ. Je rêvais de Chloé avec d’autres. Nous nous sommes réveillés bien avant l’aube pour qu’elle m’emmène à l'aéroport. Nous chuchotions en nous hâtant, et le sol de la cuisine était froid comme les matins d’enfance en hiver avant d’aller à l’école.
À l’aéroport, il est dur de la laisser partir. J’en ai un désespoir d'enfant, que je n’ai pourtant jamais eu en quittant mes parents en colonie de vacances. Depuis des mois, je suis perdue. Je n’ai pas de lieu sain à appeler maison, je n’ai pas de temps doux pour apprécier les choses qui font vivre. La seule constante qui m’apportait encore du bonheur était Chloé. Aussi peu que je la voyais, elle était ma dernière prise qui me prévenait du désespoir. J’ai hâte d’être dans le silence de la forêt. Fuir, fuir vers les bois ; à nouveau, je partais en voyage pour fuir une vie qui ne me convenait pas, fantasmant de peut-être ne pas revenir, ou revenir vers un monde qui aurait alors changé comme par magie.

J'atterris vers treize heures à Séville et monte mon vélo en mangeant les couques que nous avions faites avant l’aube dans le four de la grande maison. Je souris en pensant à ce moment. Je pars. Je contourne par des canaux l’aéroport, et passe auprès d’un ancien hôpital militaire abandonné au milieu d’une friche morne. Je suis tentée d’aller visiter, mais je vois des silhouettes qui arpentent le terrain vague, et leurs mouvements ne me disent rien de bon de leurs personnes. Je traverse Séville sans m’arrêter ; je reconnais le début du sortir de la ville, car ce sont les mêmes longues lignes de bitume que j’empruntais à vélo de route il y a un an. Ma mémoire parfois m’étonne lorsque des paysages me reviennent. Je roule jusqu’au coucher du soleil en poussant à l’est vers les collines. Il fait beau et chaud. La terre griffée et sèche des chemins m’accueille comme un parent cher. Mes jambes fébriles sont un peu lentes à retrouver un pas ferme sur les collines et elles se fatiguent vite. J’entends les bruants, les corneilles, et je vois des oiseaux du sud filer sur les poteaux. La cacophonie des champs me ravive. Dire que j’étais à terre, recroquevillée sur ma douleur, à me rouer de ma faiblesse et de ma haine de moi-même, il y a à peine quelques jours. Le soleil chauffe doucement ma peau, elle me semble déjà en être dorée. J’entre dans la montagne le soir, à l’ouest. Dans les chênaies, une brebis et son agneau, suivis de deux cochons noirs, passent auprès de moi. J’arpente les routes de terre dans les forêts. À un tertre, je monte à une tour blanche par un escalier qui en fait le tour. Elle m’est semblable à la tour d’un mage qui vivrait dans la forêt et ne se révélerait qu’à certains voyageurs. C’est une ancienne tour de repérage pour les incendies. Du haut, je regarde la canopée. Je vois loin, et déjà, je ne vois plus la plaine de Séville. La porte de la cabine est fermée, mais je distingue au travers des carreaux poussiéreux de vieux instruments de géomètre en fonte et en cuivre. 

Je campe un peu plus loin, après le crépuscule, dans une tranchée de coupe qui sépare un bois de feuillus d’eucalyptus. Je n’ai pas emporté de matelas. Je ne m’explique pas cette décision autrement que par la bêtise. Me serais-je crue au temps de mes vingt ans, lorsque je ne voyageais qu’en été et que je pouvais dormir autrement que sur le dos ? La terre est dure et froide. Le coucher de soleil fait une lumière rose. Me voici à l’aventure. 

Je dors mal sur le sol, d’un sommeil léger et fiévreux de rêves divers, entrecoupés de réveils en sueur où je me surprends recroquevillée de côté pour toucher le moins de sol possible. Lors d’un éveil, prise par le froid venant de la terre, je me commande du fond de mon sac de couchage un matelas que j’irai chercher dans un casier dans deux jours. Je prends mon temps en me levant le matin. Je compte ne pas me presser pour me remettre en jambe avec docilité. Je continue de parcourir les routes de terre orangées qui paraissent si intense de couleur lorsqu’entourées du vert fort des eucalyptus. Ces forêts me rappellent l’été dernier, au Portugal, quand tout était facile. Je n’en suis pas loin. Elles s'alternent avec des bois d’arbres sombres surplombant des couverts de petits buissons piquants. Je passe par des villages blancs dont les murs portent des frises de céramique colorées de jaune et de bleu, et dans les périphéries des bourgs, il y a des bergeries en ruines avec des murets de pierres sèches. J’emprunte un bout de voie verte jusqu’à Valverde, puis j’atteins le tracé de la Transandalus. Je croise des lacs et des rivières et entre dans un paysage de terre battue, parsemée de buissons et de petits arbres au creux de la dentelure des collines. Les sentiers sont de plus en plus étroits, ils se transforment en une piste rêche où de grands buissons ont poussé au centre. Il n’y a pas de traces de passage humain.

Je traverse un ruisseau au lit orange de fer, où je rince mon T-shirt et mon corps. L’après-midi est chaude et bleue, cela fait du bien. De l’autre côté du ruisseau, le sentier remonte droit sur une clôture grillagée. De l’autre côté se trouve un verger de rangs de milliers de plants. La grille est neuve, je vois encore le tracé du sentier que je suivais qui passe droit sous elle, puis disparaît sous les talus des nouvelles routes de terre qui traversent le verger. La grille est haute et à son sommet les fils de fer sont bien trop hérissés pour espérer y passer. De part et d’autre, elle s’étend au-delà des collines, plus loin que je ne puisse voir. J’hésite un instant à rebrousser chemin, puis décide de longer la clôture vers l’ouest jusqu’à trouver un passage. Je marche entre les broussailles très près du grillage, car à ma gauche, un peu en contrebas, se trouve une rivière. J’avance entre ces deux obstacles comme dans un couloir. Aux raccords de clôtures, j’inspecte le maillage, là où les fils de fer sont joints, hésitant à les démonter à la pince. Je pense à “Lonely are the brave”, où le héros coupe les barbelés qui lui barrent la route afin de passer dans la prairie infinie. Il est difficile de savoir, lorsqu’on s’engage dans un choix, à quel moment cesser et partir tenter une autre voie ; et l’on repousse toujours plus loin l’échéance, espérant après chaque tournant voir le bout de nos peines. Après un temps qui me parut long, je trouve un arroyo sec au-dessus duquel la clôture a mal été rafistolée d’un panneau supplémentaire, qui, en forçant, peut être soulevé dans un sens comme une chatière. Je m’y glisse avec mon vélo et me déchire la peau sur les fils de métal. Je passe de peu. Les arbres du verger semblent être des amandiers. Ils s’alignent en des rangs qui suivent la courbe des collines sur des centaines d’hectares.

J’enfourche à nouveau mon vélo et suis une des routes de terre vers l’amont. Au sommet de la première butte, je vois que les rangs continuent par-dessus la prochaine colline. Lorsque je regarde les pistes tracées au cordeau devant moi, je constate que plus aucune des routes qui glissaient entre les collines sur ma carte n’existe désormais. Les plantations suivent d’autres architectures. Je parcours les pistes de l'exploitation à l’aveugle, visant au nord-est, dans la direction du prochain village. Plusieurs fois, je suis un chemin puis je dois retourner en arrière, car il mène à un haut portail fermé (qui lui-même semble mener non pas à la liberté, mais à un autre secteur de l’exploitation). Je dois choisir entre continuer de tatonner en prenant par le nord et en espérant que les portails soient ouverts, ou alors tenter de quitter l’exploitation au plus tôt en escaladant un des portails qui mènent hors de la cage vers l’est. Je choisis d’escalader. Le portail doit faire deux mètres et demi, et je n’atteins le haut qu’en montant sur sa serrure. J’ôte l’équipage et l’eau de mon vélo pour le faire passer au plus léger. Je le pose en équilibre sur le haut de la porte, calé par une pédale bien mise, enjambe le sommet de la barrière et prend appui sur la serrure de l’autre côté avant de le faire basculer. Je fais passer mes sacoches au travers des barreaux, puis rhabille mon vélo de l’autre côté. Ce labyrinthe de verger prit du temps à traverser. Je remarque en remontant ma sacoche avant que la couture d’une lanière de cintre se défait. Voilà un problème que j’aurais pu éviter en vérifiant mieux mon équipement avant de partir. Je continue dans le même paysage sec que celui dans lequel j’étais avant le verger, avec parfois, dans des carrés d’herbes pâles, des chênes dépecés de leur liège. 

J’arrive au soir à la mine de San Telmo. C’est un trou d’eau colossal, semblable à une caldeira, et entouré de machines à l’abandon. J’y descends par un chemin de ronde et je fais le tour de son rivage. Il y a d'énormes tas de minéraux aux couleurs variées. Je m'arrête pour observer ces monts et les machines gigantesques. Je campe un peu plus loin dans une forêt d’eucalyptus et de feuillus, près du petit muret de la forge d’un hameau en ruines. 

Il pleut dans la nuit (la seule pluie de mon voyage). Le matin, la rosée est lourde. Ma tente s'est un peu affaissée sous le poids de l’eau. Je me prélasse dans mon sac à lire et à écrire mon journal avant de repartir. Je replie la tente humide sur elle-même, puis la fourre dans ma sacoche arrière. J'avais espéré à mon réveil que les timides rayons du soleil auraient séché la toile à mon lever. Il y a du brouillard dans les sombres forêts d’eucalyptus. Cela la renferme sur elle-même, on s’y sent tout petit. Des camions me dépassent en transportant des copeaux qui sentent fort. Certaines piles de végétaux près des zones que l’on déboise fument et sentent fort aussi. La première montée est longue et je fais des pauses courtes, ne prenant pas la peine de désenfourcher mon vélo pour grignoter un gâteau. J’arrive à midi à Aroche. Je fais sécher ma tente en buvant un litre de gaspacho dans un pan de soleil, sur un banc à l’arrière d’une église.

D’ici j’irai droit à l’est. Toute l’après-midi, je suis la même ligne des montagnes jusqu’à Aracena. J’oscille entre les deux flancs d’une longue vallée, que je pressens (sans vraiment la voir clairement, car la forêt est dense), à la manière dont tantôt je suis un flanc abrupt tombant sur la gauche, puis le descend pour remonter et suivre en parallèle un flanc abrupt tombant à droite. J’alterne entre les deux flancs plusieurs fois dans la journée. Les ascensions sont raides. Il fait un peu froid lorsque le soleil est caché. Le matin, les nuages bas dans les forêts étaient gris et fauves. Les villages, tous les quinze kilomètres, sont blancs, beaux, accrochés aux côtés des montagnes et sont dominés par de nombreuses ruines de châteaux, pourpres et discrètes contre le vert sombre des collines. Les femmes vont dans les rues des villages, sans soucis. Il n’y a pas de groupes d’hommes devant les cafés qui jettent des regards silencieux à mon passage ou m'interpellent, comme il y en a parfois à la maison. Les mas isolés semblent vides. Les sentiers sont cassants, je marche souvent et apprécie ces petits défis inattendus, tant les larges pistes étaient roulantes depuis mon départ. J’arrive tard à Aracena. Il me semble en reconnaître le château. Je dors dans une petite maisonnette d’un camping à bungalows désert dans la basse saison. J’y dors dix heures, soulagée d’être dans un lit silencieux. Je téléphone à Chloé. Lors de la discussion, nous parlons d’art, et elle exprime des concepts et parle de processus avec un regard et une intelligibilité qui renouvellent mon admiration pour elle. Elle a maîtrisé dans sa pratique quelque chose dont je ne me sens pas l’accès, et acquis une maturité et une confiance qui m’émeuvent (et j’en éprouve aussi un peu de fierté par procuration, déplacée car je n’y suis pour rien). Mon câble micro-USB a cessé de fonctionner, et je me suis aperçu que ma sacoche arrière se décousait tout comme celle de l’avant. La lanière qui passe sous les rails de selle est fatiguée du frottement et se déchire. Je pourrais, si elle venait à rompre, faire tenir la sacoche avec des colsons jusqu’à la fin du voyage. Je n’aime pas l’idée d’avoir une sorte de bombe à retardement sous les fesses, que je ne peux me retenir le lendemain d’en vérifier l’état toutes les quelques heures, afin d’estimer la vitesse à laquelle la lanière se défait.

Dans le matin, il y a des cigognes dans leurs nids au sommet des églises. Je croise un village construit de bâtisses épaisses autour de la ruine d’une maison noble, flanqué d’une mine arrachant par tranches la montagne. Il y a des ânes et des chevaux à son pied. Le tout rappelle un paysage de western. Je récupère mon nouveau matelas dans un casier, achète un câble, et bois du gaspacho au prochain village. Le soir, je dors dans un hôtel d’inspiration mauresque, avec des arabesques et des arbres exotiques dans d'énormes pots. Je suis dans des zones de fermages, aux grands champs vides et impropres à y camper discrètement. J’ai assez de nourriture pour tout le lendemain. Je me balade dans le village le soir, les rues ont un air de fête et des enfants jouent sur le parvis de l’église. 

Le lendemain, je mets du temps à partir. J’ai comme une flemme. En roulant dans le matin, quelque chose semble me manquer. Déjà, la veille, je ressentais un peu cela. Oui, qu’avais-je auparavant, que j’aurais perdu ? Le sentiment d’aventure ? Le désir de dépassement ? Je roule, et il me semble que la hauteur de mon bonheur n’est pas à la mesure des efforts faits pour vivre cette vie. La routine me semble monotone, les routes des milliers de possibilités que je n’aurais jamais fini d’explorer, mais qui possèdent finalement peu de variations. En ai-je donc fini des longs voyages solitaires ? Mais que me reste-t-il à part eux ? Depuis des années, je m’y suis abandonné, si bien que je n’ai plus cultivé d’autres passions. Devrais-je rêver à d’autres occupations, et de m’y dédier entièrement comme je me suis dédiée au bikepacking ? Je rêve souvent de vivre dans une grande maison, en silence, et d’y faire de la gouache sans but, ou d’y apprendre de nouvelles choses, à assembler des pièces de bois, et dans l'apprentissage découvrir un monde. Ces questionnements me traînent en tête toute la journée, longues dans les collines et dans les champs. Il me paraît si excitant de me dire, soudainement, que je pourrais me consacrer avec autant de force à une nouvelle passion ; que je pourrais me désigner un nouvel objet, et l’apprendre, le comprendre, le vivre et le connaître avec la fièvre qui m’animait à mes premiers voyages à vélo. Et les défis me feraient peur, mais je les surmonterai et en trouverai alors d’autres. J’en apprendrai un nouveau rapport au monde, mon corps de nouveaux mouvements et de nouvelles cicatrices. Le soir, je remue ces pensées.

J’appelle ma mère (pour tout autre chose), et, après lui avoir confusément fait part de ces idées, elle me dit : “ tu ne ferais pas une petite déprime ? ” Je reste un instant en silence, frappée. Et si cette dépression que je craignais tant en début d’hiver était en fait bien arrivée, portant d’autres visages et déguisements que ceux qu’elle arbore d’habitude, et que la mélancolie qui imprégnait tous les objets que je touchais et les actions que j’accomplissais depuis des mois venaient en fait de moi ? J’ai été bien triste cet hiver, des travaux qui ne cessaient pas et me chassaient hors de chez moi durant les jours, me laissant seule dans les rues sous la pluie pour aller travailler et pleurer dans l’obscurité du box de garage, jusqu’à l’heure où je pouvais retourner à l’horrible prison redevenue silencieuse et attendre un nouveau jour. Maintenant, d’un poste d’observation lointain, je contemple combien j’ai vécu une folie triste.

Je rencontre au village le matin un groupe de cyclistes espagnols, avec des VTTs équipés de sacoches. Je tente d’engager la conversation, mais ils sont arrogants et fermés, et je m’en désintéresse. Mes questionnements de la veille continuent. Je ne sais même plus de quelle manière j’aime rouler. Je roule fort, souhaitant peut-être par là m’épuiser, et fais de longues pauses à l’envi, toutes les heures, je pense. Je me souviens avoir vu, lors de mes premiers voyages, des gens rouler ainsi, et je ne comprenais pas cette frénésie qui brûlait l’énergie pour ensuite rester immobile. Maintenant, je sens ce désir de ressentir le monde qui m’entoure non pas par la vue, mais par le corps, les vibrations et la respiration, puis apprécier ensuite le silence et le repos. Dans les pauses, je respire fort, et je sens mon odeur de sel et celle de la poussière de mes vêtements, qui couvrent les senteurs des plantes qui commencent à exulter du printemps.

Cela fait 10 ans que je voyage à vélo. J’ai dû vivre plus d’un millier de jours ainsi. L’excitation et le désir d’échappée au quotidien ont diminué cette dernière année, alors que j’ai tant de questions, d’envie de stabilité, de créer un futur sain, de m’accorder du bonheur et de m’autoriser à la paix. Mes jours ne sont plus alimentés par ma fureur, ma rage et ma tristesse mis en mouvement dans mes muscles comme une force terrible que je dois épuiser. Je tente aujourd'hui un nouvel équilibre, à rouler aussi fort que je le souhaite puis à m’accorder du repos. En effet, mes jours de voyages ne sont à présent plus serrés sur l’été, comptés et mesurés comme une denrée rare et précieuse qui s’épuise vite et que l’on espère revoir l’année d’après. Je regarde les oiseaux (j’ai vu une pie-grièche à tête rousse), les montagnes, les moutons, les serpents (hier, je taquinais une couleuvre quelques minutes sur un bord de sentier) et je me demande pourquoi je fais encore ça. Je mange moins, ne trouvant plus autant de plaisir à m'empiffrer de sucre, et n'angoisse plus autant qu’avant de manquer. Je ne pourchasse plus le sublime, qui me frappa si fort que mon plexus en porte sûrement encore la marque, la première fois où je le trouvais. Le sublime est peut-être un ressenti de jeunesse, et je ne suis plus aussi jeune. 

J’ai tant sacrifié pour cette vie de voyage. Des amitiés se sont effilochées, et je n’ai jamais su m’enraciner au sein d’une communauté. J’en ai été consumée en partie, j'ai troqué beaucoup pour la liberté. J’y ai laissé des parties de mon être et j’en ai créé d’autres. Il y a dix ans, j’aurais vendu mon âme pour être artiste et en gagner ma vie, et finalement, je m’en suis détourné tout à fait, après dix ans de pratique. Pouvons-nous vivre plusieurs vies les unes se muant en les autres ? Je pense aux biographies des siècles passés, où des gentilshommes d’aventure avaient vécu sportifs, artistes, courtisans, savants, prisonniers, aventuriers, chimistes, tour à tour au gré de leurs inclinaisons du moment. De mes souvenirs, lesquels sont vrais, lesquels sont les fantasmes des multiples futurs que je m’étais imaginé ?

J’ai vu cette même pulsion d’autodestruction, que je connais en moi-même, chez d’autres qui pareillement subliment la douleur morale par des extrêmes physiques. Je regarde certaines de mes cicatrices, disgracieuses aux côtés de celles reçues en chutes et en batailles. S’échapper loin m'a permis de canaliser la colère et la douleur dirigée contre moi-même (et un peu contre les autres), en épuisant mon corps et en le sentant si puissant. Mais je ne sais pas si je suis prête à continuer ces lourds sacrifices. Chaque année est un calendrier bousculé où l’été est une noce dionysiaque où j’épouse les éléments et fais l’amour tout le jour infini, et l’hiver un divorce sanglant où je me griffe le visage d’avoir été quittée. Je crois que j’ai fini, et je souhaite maintenant un foyer pour m’adonner à de nouvelles passions, avec de la chaleur, un toit, des meubles et du silence. Et parfois, je m’en enfuirais tout de même pour aller vivre l’écume aux lèvres comme un démon dans les forêts pendant quelques jours, pour revenir avec encore plus de joie de retrouver une maison. Ces questionnements s’effacent doucement les jours suivants, sans explication.

Il fait beau, sec et chaud. Les chemins sont de terre rouge, orange, beige, serrés des petits murets de pierre, derrière lesquels j'aperçois des moutons qui broutent entre des amandiers. Je descends par un pierrier vers un beau ruisseau où poussent des fleurs blanches qui flottent à la surface de l’eau. Un oiseau passe entre moi et le soleil, son ombre me fait lever les yeux. Il y a dans le ciel des milans et des vautours qui planent. Une souris effrayée court devant moi. Je passe par les ruines d’un village où les murs sont de grosses pierres pourpres collées rudement avec du mortier. Les bâtiments n’arborent plus de frises de céramique au bas des murs lavés de blanc, ni les fontaines et les promenades devenues ocre. Les églises sont moins ornementées par des arabesques, et ressemblent davantage aux très lourdes basiliques catholiques du nord du pays. Je bois du gaspacho. Le soir, je descends longuement dans des collines érodées. Des panneaux signalent des passages de lynx. J’aimerais voir des lynx ibériques sauvages. J’en ai déjà vu en captivité, l’été dernier au Portugal. Nous avions marché dans les collines afin de nous poster en amont d’un sanctuaire pour les observer à la jumelle. Je ne me leurre pas sur mes piètres chances d’en voir. J'aperçois des daims. Je campe dans une oliveraie qui surplombe un grand barrage. Ça sent l’olive, et la lumière du soir y est belle. Le coucher du soleil dure très longtemps, et je regarde dans le soir encore chaud les teintes orangées et roses se mêler aux bleus pâles et violacés, puis de plus en plus profond vers l’indigo de la nuit, lorsque les étoiles apparaissent en points blancs dans le spectacle de couleurs. Je dors bien sur mon matelas.

Je quitte l’oliveraie en me dissimulant d’un tracteur venu travailler avant l’aube non loin de moi. Je suis la route principale, une longue descente de montagne avant la plaine. J’entre dans un fin brouillard. Avant Marmolejo, au creux d’une rivière entourée d’arbres très hauts, je passe près d’un bel établissement de bain un peu vieillot, aux airs de sanatorium enchanté. Le temps est couvert. Je prends mon temps, m’arrête presque à chaque ville, appelle mon amoureuse dans un petit parc où les jets d’eau d’arrosage me font changer plusieurs fois de banc car ils se déclenchent chacun à leur tour. Je remonte dans la Sierra de Andujar par des oliveraies et des pacages. Il y a un beau château mauresque à Banos de la Encina, carré avec des tours crénelées. Les villes sont encore blanches, et seuls les châteaux et les églises détonnent de ce paysage par leurs pierres de taille oranges, sombres et massives. Je suis dans ses hauteurs le piémont de la Sierra. Les pâturages libres et dégagés donnent envie de vivre ici, avec une vue sur le monde qui se passe en contrebas (et le choix d’aller s’y mêler ou non). Il fait chaud, le ciel est bleu dans l’après-midi. Je remonte une dernière fois dans la montagne par des entrelacs de routes de terre, et dans un tournant, je coupe en travers de la pente pour aller camper sur un bout de plat. Je dois d’abord y dégager un pierrier. La montagne est très pentue sur ce flanc, des chevreuils viennent courir et aboyer au-dessus de moi en faisant rouler des petites pierres dans leurs cabrioles.

Le matin, je suis les hauteurs, entre les pins, la terre rouge, et les pierriers cassants. Les racines les enserrent et les tiennent. J’ai des débuts de douleurs de règles. J’ai aussi une légère pointe de lame qui grince, appuyée contre ma rotule, et je remonte un peu ma selle. La douleur disparaîtra. Partout sur les cimes alentours, lorsqu’une ouverture dans la canopée fait voir les monts environnants, on distingue des ruines de châteaux. Je traverse une profonde vallée où gît une autoroute, puis remonte à Aldeaquemada sur un serpentin de bitume qui remonte entre les crêts de l’autre côté. Je mange un morceau dans le jardin botanique du village, puis achète des provisions. Une femme au supermarché me demande si je suis seule à vélo, et si mes parents ne sont pas inquiets, car elle, elle est tout le temps inquiète pour ses filles. J'éprouve cette tendresse commune des femmes qui ont des filles et qui s'inquiètent pour elles, et qui en toutes les filles voient les enfants d'autres femmes. Cette sororité résignée et meurtrie de la violence des hommes est triste et émouvante. Mais je suis sombre d’être rappelée à ce que je suis une fille et qu’à même 30 ans, on considère que la nature et l’espace public n’est pas ma place, car ils appartiennent aux hommes et que l’on me rappellera toute ma vie de ne jamais cesser de craindre leur violence.

A la sortie du village, je croise un camion qui semble s’être bloqué en tournant dans une rue étroite. Il tente de reculer et d’avancer, mais l’angle dans lequel il s’est mis bloque son mouvement. Je monte plus haut vers le massif où il n’y a que des chemins de terre. Au bout de dix kilomètres, j’atteins un grillage, dont la porte est cadenassée. Je suis des sentes d’animaux pour en faire le tour. Je cherche l’endroit où les chevreuils se glissent sous la grille, car il y en a toujours un. Je passe par des rondeurs de collines qui m’éloignent de la barrière de grillage, et je retrouve d’autres chemins dans des prairies qui mènent à nouveau à des barrières infranchissables. Je finis par prendre les sentes pour descendre vers une piste qui me ramène à Aldeaquemada. Aldeaquamada veut dire “village brûlé”, mais aussi “village à bout (de colère)”. Dans le village aux rues serrées, le camion coincé est maintenant flanqué d’un camion-grue et des hommes discutent de la manœuvre à faire pour le dégager. 

Je tente une troisième voie. Après quelques montées, j'arrive à nouveau à une grille cadenassée portant des panneaux de propriété privée, chasse gardée, etc. Mais cette fois, sur le côté de la grille, il y a un simple muret. J’hésite à y passer, m’exposant potentiellement à nouveau devoir contourner, escalader, ramper, pour sortir de la zone dans quelques heures. Il n’y a pas de traces de pneus au sol s’aventurant dans le massif fermé, seulement quelques traces de chaussures (mais je n’arrive pas à distinguer combien sont entrées pour finalement tout de suite ressortir). Je franchis le muret. J’ai passé beaucoup de temps dans l’après-midi à chercher à vaincre les grillages, et l’heure est déjà avancée. Mes piètres performances journalières me frustrent (je fais environ 100 km avec 1 800 m de dénivelé par jour). Certes, je n’ai pas roulé de l’hiver, et je m’annonce à moi-même vouloir prendre mon temps, mais secrètement, je souhaitais exploser de vigueur sans fatigue. Je me compare toujours à des versions antérieures de moi-même, celles qui à la fin des étés, décharnés et séchées par le soleil, ne sont plus que muscles, os et tendons, infatigables, ayant perdu leur être dans l’ivresse des beaux jours et ne sont plus que des machines à rouler. La Highland Trail est dans deux mois. Je me sens seule, triste, incomplète. J’ai l'impression d'être perdue, de ne pas souhaiter être ici, et ne pas vouloir rentrer chez moi, à cause du bruit des travaux qui me plonge dans la folie. Je n’appartiens nulle part. Je campe dans la Sierra. J’ai mes règles. Je m’arrête à un petit abri de village et regarde sur internet où se trouvent les stations de train de la région. Pourquoi n’ai-je plus de bonheur à faire cela ? Suis-je déprimée ? Je tente de me souvenir de ma force, et de cesser de rentrer craintivement en moi-même, de penser à mon souffle. Je repars et force le pas. Je suis déjà passée par ces chemins de la Sierra de Cazorla, et je me souviens de la rudesse de certains passages. Je décide de ne pas en refaire certains, allant vite sur des alternatives bitumées. Les montagnes sont belles, et je devrais m'enivrer de leur sauvagerie et vouloir tout refaire, mais je ne cherche qu’à m’enfuir au plus vite, inexplicablement, peut-être effrayée par ma fragilité.

J’arrive fatiguée le soir dans Pozo Alcón. Je dévore voracement du thon à l’huile jeté dans du pain. Je repars dans les dernières lueurs violacées, longe un canyon familier et entre dans des bois plats et réguliers. Dans les vergers, les amandiers sont en fleurs, roses et blanches, qui résonnent avec les couleurs du crépuscule. Dans les bois, il y a une drôle de hutte en pierre dont les ouvertures sont voûtées. On dirait une maison de sorcier. Je navigue à la frontale et trouve un parfait coin de forêt entre les arbres plantés régulièrement. J’ai repris confiance de cette longue journée. Il semblerait que je ne me plaise qu’épuisée. Je dors bien. À l’aube, je traverse le canyon après avoir monté à pied par un champ de pierre qui en longeait l’à-pic. Je distingue dans la belle lumière poussiéreuse le désert de Gorafe, mais ma route n’y va pas. Quelle décision vaillante de la part du traceur, me dis-je, car il ne sera pas aisé de trouver une alternative qui rivalisera en splendeur avec ce désert. Au long de la journée, j’en suis déçue. Rien des vergers ne rivalise avec les profonds canyons qui sont sous la plaine, quelques dizaines de kilomètres à l’ouest de ma route. Depuis mon départ, beaucoup de choix d’itinéraire de la Transandalus m’ont paru discutables, et celui-ci cimentera ma méfiance pour le restant du voyage.

Je lève trois gros vautours sur des pins. Je suis dans les vergers en fleurs, et je vais vers une chaîne de montagne, à l’horizon comme un mur. Les fleurs ont une odeur sucrée comme des noix de pécan. Je pense à Chloé. Je ne sens plus autant qu’auparavant le lien qui m’unissait à elle, aussi loin que nous ne soyons. En même temps, nous ne nous voyons plus vraiment. De mars, je ne l’ai aperçue que quelques jours au travers de brumes d’attaques de panique dans l’appartement maudit, dont la douleur me rendait catatonique et muette. De février, je ne l’ai vu que trois jours à la toute fin, qu’elle m’a accordé comme un cadeau magnanime. Et avant ça, la dernière fois que je la voyais, elle me disait “on est comme l’année dernière, j’ai besoin de freestyler” tandis qu’elle me posait un lapin pour aller jouer à la PS4. En janvier, nous avions passé quatre jours ensemble pour mon anniversaire, un voyage que j’avais organisé et attendu avec tant d’espoir. Sinon, depuis que nous vivons ensemble, je n’ai pas été pour elle beaucoup plus qu’un fantôme et un oreiller. Non, à bien y penser, je ne suis pour elle finalement pas grand-chose, juste de quoi combler les interstices de sa vie. Suis-je juste de penser soudainement les choses ainsi ? Là, à rouler au soleil de toute ma force, je ne veux pas rentrer, pour me retrouver misérable comme un chien d’appartement, inféodé à un amour qui ne semble plus aussi sensé qu’il m’avait paru. Je suis très bien seule, moi aussi (comme elle me le dit: “je suis bien seule”, suggérant par là qu’elle pourrait me quitter aisément, sans plus jamais penser à moi). Si elle a décidé qu’elle n’a plus de temps pour nous, je ferai alors mon futur seule, comme je l’avais toujours pensé avant qu’elle ne s’attache à moi. Car ses promesses sont maigres : dans deux mois et demi, elle m’accordera trois semaines (si je ne la déçois pas, si elle ne change pas d’avis comme les fois précédentes). Depuis six mois, ai-je été autre chose qu’un accessoire pour elle ? Elle m’a fait comprendre qu’un jour elle ne m’aimera plus, me jettera brusquement pour un autre ou pour sa solitude, comme elle fit à celui que je remplace, et n’en éprouvera pas de remords.

Mon amour pour elle semble s'amenuir, sublimé par un renouveau d’amour pour moi. En juin, j’irai visiter des maisons, loin du bruit et de la pluie, pour y vivre heureuse, et j’irai seule s’il le faut. Je ne pense plus pouvoir lui faire confiance, et je cherche enfin à me défendre plutôt qu'à subir, car si elle me dit envisager sa vie sans moi, alors je prévoirai la mienne sans elle. Qu’elle se garde la compagnie de l’horreur et du malheur de la ville si elle la préfère à la mienne, j’en ai fini de lutter. Je suis prête à fermer mon cœur pour me sauver, et cela me fait peur, mal et me rend triste, car je croyais être prête à déchirer mon corps pour son amour. Je l’appelle à Baza, un village de montagne aux rues pentues vers les cimes. Son visage est fatigué et inquiet dans la bruine et je m’en veux un peu. Elle marche vite, pressée par toutes les tâches qu’elle a à accomplir dans la vie. Suis-je égoïste de me sentir délaissée ? En même temps qu’elle ne m’accorde plus de place, peut-être devrais-je cesser d’essayer d’en avoir encore une, d’être comme nous étions avant, et de souffrir de me la faire refuser. Mais si je n’essaie plus, elle me quittera pour de bon, car elle ne prendra jamais sur elle-même. Sa passion pour le travail passera toujours avant notre relation. Puis après ça, ce sera un autre objet qui occupera son amour. La place que j’aurais eue à l’échelle de sa vie aura été bien courte, je n’aurais pas cru cela, tant nous étions bien ensemble. Je serais bien tôt oubliée. Je monte le col. C’est une longue journée, et je me sens bien dans l’endurance. Le haut est bien dégagé des deux côtés de la crête, où l’on voit loin sur la montagne. Je campe en contrebas du sommet dans les arbres, sacrifiant le beau lever de soleil du sommet au profit du pare-vent qu’offrent les petits arbres. 

Même sur le bas du sommet, le vent frappe ma tente dans la nuit. Je dors tout de même mieux que les nuits précédentes. Un drôle d’oiseau crie au matin. La montagne est belle, je me croirais dans un grand massif alors que je ne suis que sur une barrière de deux cols. J’écoute un peu de musique dans le matin, et chante dans les faux-plats. Je passe près d’une haute tour de communication et je m’imagine y vivre en ermite. Je suis la crête puis descends au sud, vers la plaine un peu creusée de vaux qui se poursuit jusqu’à la mer. Je ne comprends pas la Transandalus. Pourquoi aller là-bas ainsi ? Le tracé coupe droit depuis les montagnes vers Cabo de Gata, sans s’attarder dans les collines, comme si pressé d’y parvenir. Ce bout de rivage vaut-il tant d’impatience ? Du haut des montagnes, j'aperçois les mers de plastique des serres. Il fait très chaud, je prends tant le soleil que je sens ma peau cuire de la chaleur accumulée. Mes jambes sont fatiguées. Après des mois à Bruxelles, où peut-être trois fois du ciel les nuages sont partis les jours où il a gelé, mon corps s’est déshabitué, et souffre de tant d’insolation. Je traverse des cuvettes plates, en périphérie de zones d’agriculture intensive. Il n’y a rien d'intéressant. Des anciens cabanons servent de dépotoirs et des morceaux de plastique filent dans le vent et vont se coller dans les maigres buissons. La terre argileuse est déchirée de crevasses sèches. La poussière semble mêlée de saleté. Les villages sont désolés. Seule une route est belle, où des vieux hommes font passer des brebis. Je les salue en passant. Le tracé de la Transandalus m’envoie sur des sentiers qui n’existent plus, dont je distingue vaguement les sinuosités fossilisées entre des buissons qui les ont maintenant recouverts, et qui m’emmènent jusqu’au pied de collines qu’ils ne montent finalement pas. Je prends des alternatives, pas très roulantes, doutant parfois de ne suivre que des sentes d’animaux. Je continue de prendre note des endroits impassables ou mauvais, afin de compiler à mon retour une Transandalus de meilleure qualité.

La mer apparaît après un défilé, derrière un promontoire où se trouve une mine d’or abandonnée. Je visite le bâtiment. Face à l’eau, les flancs des collines sont de terre sèche avec de tout petits buissons grisonnants de sel. Il ne semble pas y avoir d’endroit caché des regards pour camper. Je décide de prendre un hôtel et de faire bon usage d’une douche. Je finis dans un resort qui me loue une chambre qui n’est en fait que l’annexe d’une suite, au-dessus de leur salle de réception, dont la musique y résonne. Le soleil s’est couché le temps que je demande s’il n’y a pas une autre chambre, calme. Je suis furieuse d’être piégée ainsi, sans possibilité de vraiment partir, car la route est fréquentée et je ne veux pas y rouler de nuit pour aller camper dans les buissons secs. Je mets des bouchons d'oreilles et regrette le confort de ma tente. J’ai fait une allergie au soleil, la peau de mes bras, de mes mains et de mon cou est granuleuse de petits boutons. Au matin, elle est encore chaude d’avoir trop bu de soleil.

De Séville, j’étais allée brièvement à l’ouest, un peu au nord, puis j’ai traversé le nord de l’Andalousie d’ouest en est. J’ai alors descendu au sud par la Sierra de Cazorla jusqu’ici. J’ai fait ainsi le tour des terres andalouses dans le sens des aiguilles d’une montre. Maintenant, il ne me reste plus qu’à aller à l’ouest, le long de la côte, puis à nouveau dans les montagnes, pour terminer ma boucle. Je suis les falaises jusqu'à Almeria. Mes jambes ne sont pas reposées. Je n’ai que quelques heures de vélo jusqu’à Almeria, dans des brumes maritimes et salées. La mer ne m'intéresse pas, mais les falaises y plongeant sont belles. À quelques endroits, une nappe de brouillard au-dessus de l’océan vient se confondre avec son gris et entourer le bas des falaises dans une fascinante illusion. Les plages et leurs arrières sont sales de déchets. Quelques pistes de grosse caillasse grise frôlant les bords de falaises sont sublimes. Je prends mon temps. A l’approche d’Alméria, la Transandalus me fait passer par des chemins absurdes. Je passe une journée de repos en ville. Je mange beaucoup, flâne, essaye plusieurs glaciers. L’un est très bon, dans une petite gargote qui ne paye pas de mine. Je passe les heures où le soleil est au zénith dans la pénombre de ma chambre d’hôtel, à laisser ma peau reposer. Chloé m’appelle lorsque je mange une glace sur un banc public pour m’annoncer avoir reçu une bourse pour son projet, je suis heureuse pour elle.

Ma prochaine étape est la Sierra Nevada. Plusieurs fois, j’ai vu la cordillère au loin en passant dans les plaines. Elle sort du sol au bord de la mer, et demeure en un seul bloc, tellement haute dans le paysage, comme les ruines d’un temple d’une race de géants. Ma route longe à mi-hauteur le flanc sud, faisant face à la mer, une vingtaine de kilomètres en contrebas. Les crêtes sont à 3 000 mètres de haut, et je suivrai leur ligne autour de 2 000 m. À regarder la carte, il me semble qu’il n’y aura pas beaucoup de villages pour me ravitailler, et ainsi, je quitte Alméria avec mes sacoches remplies de nourritures bien compactées. Je sors de ville par une longue route de terre qui monte doucement vers de premières montagnettes, que je dois traverser avant d’atteindre le grand massif. Je vois la ville d’en haut, elle paraît plus grande que je ne pensais. Il y a encore du brouillard sur la mer. Au-delà des premiers sommets de collines, à l’ouest, je découvre une nouvelle mer de plastique. Dans les longues montées, je pense aux amis imaginaires de mon enfance que je n’ai plus, et que je ne m’autoriserais plus à avoir. J’ai bien avancé dans la matinée et atteins un premier village de montagne plus tôt que prévu. Les monts, au-dessus, sont plats et dégagés dans leurs crêtes, et un défilé d’éoliennes a été installé sur la terre chauve. J’entends le bruit des pales qui cisaillent le vent lorsque je passe sur les pistes en contrebas. Je gravis une barrière de montagnes où l’on ne devine plus la mer si proche et de l’autre côté de la vallée se trouve la Sierra Nevada. Les plus hauts sommets sont enneigés. Un joli insecte avec des pois rouges sur les ailes se pose sur mon InReach.

Je m’enfonce dans des pinèdes en montant vers la chaîne. J’ai fait une longue journée d’ascension, 3 000m (réguliers et doux) qui me font un peu reprendre confiance en mes capacités. La journée de repos à Alméria a été bénéfique. Au coucher du soleil, j’ai des tremblements de fatigue en poussant mon vélo hors de la piste vers une percée, et je mange avidement devant ma tente. Je me suis installée dans une petite combe silencieuse, entre des pins rabougris. Je file pendant deux jours le flanc sud de la cordillère, conservant toujours à ma droite l’amont, à ma gauche l’aval. Jamais je ne m’enfoncerais derrière les montagnes qui donnent sur la mer (car il n’y a pas de plis et de reliefs au sein du massif, seul l’autre bord, comme un dessin d’enfant). Des gens remplissent des jerricans d’eau à une source tubée. J’y remplis mes bouteilles. Ils me demandent où je vais, et lorsque je leur explique de mon mauvais espagnol mon trajet, ils me rectifient, et me disent là où, selon eux, je vais aller, car il semblerait qu’à leurs yeux, il soit impossible que je puisse suivre les pistes qui longent la montagne.

La route serpente entre les replis des contreforts, montant et descendant doucement, mais jamais dans le sens de la pente. Des pinèdes recouvrent le versant, parfois interrompu d’un alpage et d’une maison qu’aucune ligne électrique ne semble alimenter. Tout est doux, je vois la mer, à une vingtaine de kilomètres, se chapeauter de nuages, et parfois, j’ai l’illusion de voir l’Afrique (bien trop loin pourtant) dans les rondeurs des nuages qui collent à l’horizon. Je nettoie mon t-shirt et le haut de mon corps dans un ruisseau avec un petit bout de savon. L’eau est très froide et je m’en asperge en prenant de grandes inspirations. Je croise des bouquetins. Ils sautent la route dans des bonds impressionnants et dévalent la pente en fonçant. Il y a aussi des chevaux, des ânes et des vaches, lâchés libres sur les coteaux, parfois bloquant le passage. Un taureau me barre la route. Je l'interpelle et le fait partir mollement de mes ordres. Au-delà des pinèdes, les monts sont nus et secs avec des roches anguleuses. Je monte à 2 000 m. Les nuages ne sont pas très hauts au-dessus de moi. Les ruisseaux coulent fort de la fonte des dernières neiges que j'aperçois parfois dans des dépressions au-dessus de moi. Je ne croise pas de village de la journée. Il fait bon. Je mange des tortillas au beurre de cacahuète sur le bord de la piste. Mon boîtier de pédalier grince (à moins que ce ne soit le pédalier lui-même). Je le desserre et resserre régulièrement, et cela fait disparaître le jeu, incompréhensiblement. Depuis la Tour Divide, je ne cherche plus à comprendre les diableries de cet engin. Ma chaîne prend la fine poussière et craque de saleté. Je dois la nettoyer régulièrement. Je pense à Bruxelles, et combien je ne veux pas retourner à l’appartement. Je ne peux plus le voir autrement qu’une prison de torture, de souffrance et de tristesse, et je ne peux appeler à ma mémoire des bons moments que j’y aurais vécu, je ne vois que l’obscurité de la nuit d’hiver, la pluie incessante, et les vibrations du vacarme qui me privent de sommeil. Dieu, je ne veux pas y retourner. Cela occupe mon esprit plusieurs jours. Mon voyage s’achève bientôt. Où aller ensuite ? Je ne peux pas fuir éternellement, je ne suis pas équipée pour. Dans quelques jours, le vent va forcir de l’Atlantique, et les températures vont baisser dans les plateaux. Je ne pourrais pas traverser l’Espagne dans le gel en prétendant à une nouvelle aventure pour masquer mon refus de rentrer. Je vois un renard filer dans un flou roux, et un cadavre de bouquetin un peu grignoté sur le bord de la piste. Je ne comprends pas de quoi il est mort. Peut-être qu’aussi agiles qu’ils soient, les bouquetins manquent parfois leurs sauts et se fracassent le crâne eux aussi. 

Le soir, je descends à Trevélez, une ville dédiée au jambon. Les commerces, les fontaines, les fresques peintes sur les murs de la ville, les restaurants… Tout porte l’effigie de jambons. Les jambons pendent derrière les vitrines comme des fétiches glauques. Les rues de la ville sentent l’odeur salée de jambon sec. Je mange une glace et rince mon t-shirt dans une fontaine municipale. Je dors sur les hauteurs de Trevélez. Des sangliers baroudent autour de ma tente un peu après le crépuscule. Je les fais fuir d’un cri sévère.

L’heure a changé dimanche. Le soleil se lève plus tard. Je pars désormais vers 8h30 ou 9h00. Je continue de suivre le même flanc de montagne, et je ne me lasse pas de ses transepts. Je me rapproche des neiges, mais reste en dessous, avant de plonger tout à fait vers les vallées. J’ai longé tout le flanc sud de la Sierra Nevada. J’avais cru à une épreuve plus ardue, que c’était paisible ! Je croise de beaux chevaux en liberté dans la descente. J’écoute un peu de Jessie Reyez, les rengaines de mon amour confus. L’après-midi, je suis dans un village de la vallée à attendre l’ouverture des magasins dans la fraîcheur d’un terrain de sport couvert. Des enfants viennent jouer et leurs jeux résonnent dans le préau. Je vais laver le sel qui me recouvre à la fontaine. J’aime ma solitude et mon silence à nouveau. Je ne suis plus comme aux premiers jours de ce voyage où je me sentais perdu comme un faon égaré. Le magasin est joli, la femme qui l’ouvre parle un anglais d’Angleterre, et son espagnol en a l’accent. Je m'engloutis dans des lacis de collines de terre sèche, de chaos de pierres et de buissons denses. Dans la fin de l’après-midi, je pousse mon vélo dans des taillis et y dors.

Mon matelas fuit et doit être regonflé pendant la nuit. Je mets un patch là où une aiguille de pin l’a traversé, mais ce n’est pas suffisant. Je suis en retard sur mon journal, et j’écris de mémoire avant que les jours ne s'enfuient. Voilà plusieurs jours que j’enchaîne de grosses journées et j’en suis agréablement fourbu. Nous sommes le 31 mars. Je croise le lac de barrage du Camino del Rey dans la matinée, où je passais à vélo de route l’année dernière au même mois. C’est samedi et les routes grouillent de touristes. Je dois décrasser régulièrement mes galets englués de cambouis mêlés à de la poussière fine, si fort que le plâtre qui s’y forme fait grincer ma chaîne devenue presque rigide. Je fais un détour pour Alhama de Granada. La ville borde de profondes gorges sèches. Tous les magasins sont fermés. Une procession se prépare en ville. Je m’arrête dans une brasserie manger des lasagnes, mon deuxième repas chaud du voyage. Je m’en brûle le palais, cela y laisse une énorme cloque qui pèlera dans les prochains jours. Des beaux chats viennent se frotter contre mes jambes et réclamer des restes sur la terrasse. La procession ne vient pas, une foule s’amasse dans les rues derrière des barrières et je pars. Je continue de suivre les faces sud des chaînes qui font front à la mer. Le vent marin remonte contre elles et glisse contre moi. Je gravis à pied un sentier roide vers un col routier. Les buissons secs et serrés me griffent les cuisses. Je crains que les coups de vent ne me fassent dévisser tant ils sont forts. Ils soulèvent la poussière qui me pique les yeux. À Ventos de Zafarraya, il y a de grands rocs magnifiques.

Toute la matinée, j’étais dans mes pensées, à ne pouvoir détacher l’image de Chloé de celle de la prison sombre de l’appartement. Ma poitrine se gonfle d’angoisse à l’idée de devoir inéluctablement revoir cet endroit, ne serait-ce que pour récupérer mes affaires et en partir pour de bon. La fin de mon voyage approche. J’irai en remontant au nord me réfugier chez mes parents à mi-chemin, retardant du mieux que je puisse le moment où je serais forcée de retourner à Bruxelles. Mon désir de voir Chloé est aussi fort que mon désir de m’enfuir, d’abandonner cet amour englué de souffrance, de me replier à nouveau sur moi-même et la stabilité de l’ataraxie solitaire. Je n’ai pas pris de douche depuis 4 jours. Je fais un détour pour aller prendre un hôtel, à contrecœur. Je me délectais de ma sauvagerie sans contraintes dans les forêts denses. Je ne veux pas de la compagnie des humains. À Riogordo, j'achète un gros pot de glace que je mange au soleil. 

Les nuages collent aux montagnes, en grosses masses grises contrastant fort avec le ciel bleu du matin. Je me dirige vers eux, et j'espère que le vent qui les pousse obliquera à mon avantage de l’autre côté des montagnes. À Puerto de la Pedrizas, je croise le chemin de ma “Traversée d’Espagne par les monts de l’Est” que j’avais repéré en 2021. Le tracé de la Transandalus frôle cette route, et partage beaucoup de son chemin avec l’Altravesur. Jusque-là, la Transandalus a souvent été décevante. En deux semaines, j’ai rencontré des vergers grillagés, des chemins morts, et surtout, fais inexplicablement le détour du désert de Gorafe. Je décide de poursuivre sur l’Altravesur. L’itinéraire à bonne réputation, mais est-elle méritée ? Encore une fois, nombreux sont ceux qui s'élancent sur des itinéraires que l’on vante de belles photos et on est satisfait de son voyage, mais sait-on ce que l’on a pas vu, qui se cachait dans la vallée voisine? Peu de locaux commentent ces itinéraires faits par des Américains ou des Européens qui voient l’Espagne à travers leur œil joufflu d’exotisme (et je ne suis pas bien meilleure). Quand bien même, je suis curieuse de l’Altravesur, et je choisis de la suivre, afin de comparer aux choix que je fis lorsqu’en 2021, j’observais cartes, images satellites, fonds géologiques, itinéraires locaux, afin de tracer ma propre route à travers l’Espagne.

À Antequera, je m’assois sur des rochers au pied des ruines de l’Alcazaba, une forteresse du XIVe siècle, construite de pierres beiges, qui surplombe la ville lavée de blanc. Je suis d’excellente humeur et j’appelle Chloé en mangeant un sandwich au fromage. Il fait frais avec le vent, lorsque le soleil est voilé. Je continue l’itinéraire de l’Altravesur, qui suit presque uniquement des GRs.

J’arrive dans l’après-midi à Ardales. C’est l’heure creuse, je ne trouve à manger qu’à la station-service. J’ai enfin très faim, mais mon ventre est lassé de malbouffe après toutes ces années à voyager sans popote. Il dédaigne la nourriture. La seule chose qu’il accepte d’avaler est des Princes, d’un goût et d’une consistance si banale que je peux les manger sans y penser, comme des rations de survie. J’en achetais des paquets dans les supérettes de la Sierra Nevada. L’Altravesur passera dans une vallée intérieure, et j’hésite à emprunter la route de corniches et de chênaies que j’avais tant aimées en 2021. Elle fait face à la côte, on y croise des troupeaux de chèvres, et, si le temps est dégagé, on voit la mer. La nuit, les villes littorales brillent de leurs lumières et font miroir au ciel étoilé. Je choisis de poursuivre sur l’Altravesur, au bénéfice de l’inconnu. Je me sens bien même si mes jambes sont un peu fatiguées (non pas dans l’effort, mais lourdes et lasses dans le repos). Je suis de bonne humeur, lorsque les brumes de l’angoisse permanente qui m’étranglaient depuis des mois se dissipent dans le soleil. Le sursis que j’ai décidé de m’accorder avant de remonter dans l'épouvantable endroit me soulage d’un poids, qui était plus lourd que je ne l’avais cru. La fin de ce voyage approche vite. Je n’ai pas encore pris de billet de train, et j’ai hâte du repos que je m’accorderai à la maison de mes parents.

Je m’arrête peu après Ardales, préférant pour mes derniers jours dormir dans les montagnes qui dominent, plutôt que de pousser tard dans les vallées agricoles où j’aurais à me cacher comme un bandit. Je dépierre le soir là où je plante ma tente, sur des dégagements plats des versants. Je suis dans le couvert de beaux pins dont les aiguilles forment de légers tapis. Les coutures de mes sacoches avant et arrière ont finalement tenu tout le voyage, décousues de moitié. Je dors en sachant ces nuits mes dernières dehors avant l’arrivée de l’été. Je continue de devoir regonfler mon matelas lors de réveils nocturnes. Quand il s'amollit, mon dos me fait mal, au même endroit que depuis dix mois.
Je pars tard le matin. Je continue l’Altravesur avec ses sections de GR peu agréables à vélo. Je suis déçue de cette route. Je lis dans le tracé les choix des traceurs. Un GR peut être une bonne pierre d’achoppement pour construire une route de VTT ; mais lorsqu’il n’est pas adapté au vélo et force à de longues marches pour mener à un col qu’on aurait facilement atteint par de la piste, il est bon d’y trouver une alternative. Les traceurs ne semblent pas avoir pensé le pays et ses spécificités géographiques en cyclistes. Car les GRs demeurent des itinéraires pédestres, lorsqu’on ne peut se permettre plusieurs jours de détour (parfois loin des ravitaillements) pour l’agrément d’une belle vue. À vélo, au contraire, on peut se donner le choix du flanc de montagne que l’on veut suivre. Je marche sur des chemins de randonnée où l’on pousse mal son vélo sur des pierres cassantes qui glissent dans des pentes fortes, tandis que sur la carte, je vois sur les autres versants des montagnes, des pistes et sentiers menant aux mêmes points par des itinéraires vraisemblablement bien plus plaisants en VTT.

Je croise en marchant un beau lit de rivière de pierres blanches. Je remonte une longue vallée en poussant mon vélo parmi des éboulis et j’atteins un plateau. Des brebis broutent de l’herbe très verte et les agneaux crient à mon passage et vont coller leurs museaux contre les flancs de leurs mères. Je salue les bergers à la peau tannée par le soleil. À Ronda, je mange une pizza. Le patron me touche l’épaule, je n’aime pas ce geste. Des processions s'engagent. Des enfants portent des fleurs et les adultes sont encagoulés de chapeaux pointus qui tombent en voiles sur leurs visages, tout de blanc avec des robes longues ceinturées de jaune, portant des sceptres. Une fanfare joue, et j’entends loin après avoir remonté les collines le roulement des tambours. J’ai pu racheter de la nourriture à Ronda (c’est dimanche). Dans l'après-midi, je serpente dans les montagnes sèches avec beaucoup de pins et d’autres arbres qui ont de longues feuilles ovales, puis la route me jette dans un cul-de-sac, au beau milieu d’une forêt très dense de feuillus, loin d’un demi-tour. Je m’y arrête. Voilà plusieurs fois que l’Altravesur m’amène par des chemins sots, et ce cul-de-sac en est une nouvelle déception. J’y fais une heure de pause dans un rayon de soleil avant de me décider à repartir. Je retourne à une bifurcation et tente un chemin qui n’est pas sur ma carte, mais va dans la bonne direction. Je m’égare dans les sentiers qui semblent ne mener nulle part entre des défilés courbes et couverts de végétation, puis j’atteins une barrière de barbelés. J’ôte mes sacoches pour faire passer mon vélo à vide au-dessus, puis je repasse la barrière pour les jeter au-dessus. Je sors de la forêt et retrouve ma route. Je roule jusqu’au coucher du soleil. Je suis dans un plat de pâturages à côté de falaises. Il y a des bouses sèches et j'aperçois des têtes de bétail plus loin, immobiles dans l’ombre des arbres des coteaux. Les falaises sont semblables à des bottes d’échardes de pierres mises en piles. 

Il y a des gelées dans les herbes en contrebas de la prairie. Le front froid que j’avais vu sur les cartes météo est venu frapper l’Espagne. L’herbe gelée vient mouiller mes chaussettes et mes jambes lorsque je pousse mon vélo dans les champs en essayant de retrouver mon chemin. Des petites feuilles viennent se coller contre ma peau avec la rosée. Mes gants d’été ne me protègent pas assez les mains et elles s’engourdissent dans l’humidité froide. Je sens que le sang ne circule plus jusqu’au bout. Si j’enlevais mes gants, quelques doigts seraient couleur cire. Les températures chuteront fort les prochains jours. Ma route m'amène à nouveau sur des GRs impropres au vélo. Je descends par une voie romaine où je ne peux que marcher entre de très gros moellons de pierre, jadis des pavés, dont le mortier à disparu avec les siècles. Non loin de moi, une route de bitume vide de circulation descend la vallée. À nouveau, je note l’endroit sur ma carte. J’atteins Ubrique. Voilà presque la fin de mon voyage. D’ici, j’irai à Jerez, puis Séville, d’où je prendrai le train jusqu’en Aquitaine. Ma chaîne est emplâtrée du cambouis solidifié par la poussière et grince. Je sens dans la plante de mes pieds les vibrations des maillons qui peinent à virer et ronronnent quand je pédale sur le bitume. Je quitte peu à peu les montagnes. Elles se muent en collines. Les bois disparaissent pour des alpages denses d’une herbe très verte, puis plus bas des champs jaunes. Je vois un guêpier sur un poteau. J’arrive à Jerez. C’est la Semaine Sainte. Aux balcons sont suspendus des dais pourpres couverts de rameaux, et dans les rues des gens encapuchonnés (vêtus de noir, cette fois) se prépare à la procession. Je prends un hôtel dans une ruelle et me mêle à la fête le soir. Dans les rues, les gens sont habillés en dimanche. Je suis en short avec un t-shirt qui empeste la poussière et la sueur sèche, comme un vieux mouton. On fait défiler dans les rues des chars portant des scènes de la Passion et des Christ souffrants. Il y a une magnifique Vierge entourée de centaines de bougies, et son voile se transforme en une traîne gigantesque qui tombe derrière le chariot. Des hommes en t-shirt ou torse-nu portent en ceinture des colliers qu’ils mettent comme un joug afin de se protéger les épaules pour porter les lourds chars. Ils se relaient en disparaissant parmi les franges qui tombent des chars et on n’en voit plus que le bas des jambes sous les figures colossales.

Des fourmis se sont introduites dans ma chambre et ont dévoré mon petit-déjeuner pendant la nuit. Je pars à jeun. Je n’ai plus qu’une centaine de kilomètres à faire, le long de l’estuaire, pour rejoindre Séville. J’écoute de la musique en m’ennuyant un peu sur les longs plats. Je m’arrête à une réserve ornithologique. À l’œil nu, je reconnais des oiseaux que j’ai vus au Portugal, et des avocettes, qui se détachent bien de leur blanc sur l’eau sombre. À Séville, je vais chercher dans un casier un sac à vélo bon marché afin de prendre le train rapide. La ville regorge de gens venus pour les célébrations de la Semaine Sainte. Les confréries se préparent, reconnaissables à la couleur de leurs robes, et certaines vont pieds nus. Je vais flâner dans le grand parc avec ses orangers. 

Je prends le train au matin, et arrive à Pampelune vers 14 h, puis fais la liaison jusqu’à Irun à vélo, contre un vent de face. Dans les forêts, je vois les palombières familières : la maison n’est plus très loin. Je dois faire avec des grèves de la SNCF, peu de trains circulent. Je prends avant l’aube le seul TER de la journée d'Irun à Bordeaux, puis fais les 160 kilomètres restants à vélo pour atteindre la maison de mes parents. Me voici à la maison, la vraie ! Tout est calme, la glycine est en fleurs. Je hume les odeurs familières, vais les chercher pour m’assurer qu’elles sont bien là. Celles du jardin et des heures du matin et du soir, celle du salon, de la cheminée, celle de la chambre… Je passe de beaux jours à marcher dans la forêt, à rouler un peu, à aller débusquer les chevreuils là où je sais qu’ils vont les soirs de brouillard. Ils sont si tranquilles dans le champ qu’ils s’y allongent en pleine journée, au regard de tous, à quelques dizaines de mètres de la maison. Les écureuils sortent des craquements de l’hiver, et les lièvres s’aventurent moins discrètement. J’entends le chant du coucou qui résonne : le voilà revenu d’Afrique avec le printemps. Les milans, les chardonnerets, les buses et les crécerelles sont tous là au-dessus de la maison, dans le ciel, sur les poteaux et les arbres du jardin. Les fleurs sortent, chaque jour, pleines de couleurs. Des longues couleuvres s’enfuient sur mon passage dans les forêts : elles profitent des premiers soleils du printemps, et je vois les gros lézards vert clair du Sud-ouest. Une rainette vit sous la dalle de la piscine, j’espère que l’eau chlorée ne lui cause pas de mal. Après dix jours, je quitte cet Eden pour remonter au nord, où m’attendent de pied ferme les horreurs de la ville dont je ne guérirais plus jamais.

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