Canada, Août 2022

Je suis partie sans carnet, pensant n'avoir ni l'envie, ni le temps d'écrire.

L'idée était d'atterrir à Vancouver le 31 juillet avec mon VTT, aller à Canmore par les routes, courir l'AR700 avec Dylan, et rentrer ensemble à Vancouver par la BC Trail. Cela totaliserait un mois de vélo, dont la première dizaine de jours en solitaire.

A Vancouver, j'ai retrouvé Tom, que je n'avais pas vu depuis trois ans et demi. La ville semblait bonne à vivre. Nous avons vu des phoques dans la baie. Je crois que la dernière fois que j'en vis fut également avec Tom, en kayak le long des côtes de l'île sud de la Nouvelle-Zélande. Mon vélo a été abîmé dans l'avion. Tom m'emmène pour changer un disque et retrouver des vis pour la potence. Nous passons une après-midi de vélo à Squamish, vallée sublime. J'y vois des urubus à tête rouge, posés dans l'ombre des branches de hauts pins. Les tamias poussent de drôles de cris d'appel. Un pygargue à tête blanche prend son envol dans un couloir dégagé de pylônes électriques, menant droit à la ville. Des masses de granit écrasent la vallée dans des couleurs bleuâtres. Le Chef des Squamish, un dôme formé d'un seul monolithe de 700 mètres de haut, les domine. Nous voyons la baie en contrebas et les sommets enneigés derrière, au loin. Tout est très beau. Le lendemain, nous trouvons Theo au nord de Vancouver et roulons ensemble dans les forêts denses de verdure et de petites cascades. Il n'a pas changé ses patins de frein depuis la Tour Divide et, encore souillés du chlorure de magnésium qui couvrait les routes du Wyoming, ils crissent dans les tournants des sentiers. En roulant derrière lui, je crois voir sa cage de dérailleur tordue. Pareillement, je n'ai pas fait de maintenance sur mon vélo, et il souffre des maux subis pendant la course. Ma fourche est sans verrou, toujours suspendue. J'ai mis un bouchon de bouteille pour protéger l'emplacement nu. Je n'ai enlevé ni les prolongateurs, ni même la sacoche de cadre, et tous deux ont dans leurs replis des accrétions des poussières fines draguées par le vent et solidifiées par les pluies. C'est une belle balade, et je suis presque jalouse de ceux qui habitent si près de paysages ainsi plaisants à explorer. Comme la Belgique m'apparaît morne, ici. Je me trouve étonnamment disposée à ouvrir mon cœur, car lorsqu'on me demande « quoi de neuf », quoi d'autre puisse être aussi nouveau et important que ses récents et surprenants revirements ? Je parle de mon amour comme d'un enfant d'un objet qu'il vient de découvrir, sans se soucier des connaissances de son interlocuteur sur le sujet. Peut-être ferais-je mieux de me taire, mais mon bonheur déborde. J'ai enregistré un podcast avec Spotzle avant de partir, et il est sorti à mon arrivée au Canada. Seule une sur-activité de notifications Instagram me l'a signalé. Je ne l'ai pas réécouté, mais je sais que dans mon esprit, ces idées étaient là : qu'importe le vélo, car est passionnante la passion elle-même, et non son objet. Et qu'importent les courses et les résultats, ne faut-il pas repousser ses limites seulement jusqu'à la satisfaction et l’apaisement de son âme troublée, et non pas, comme je le pensais jusqu'à cet été, jusqu'au point de destruction ?

Il pleut un peu lorsque je quitte Vancouver. La route est très plate, remontant péniblement la plaine de la Fraser River, sur des voies fort empruntées pour aller dans les montagnes. Je prends un peu du sentier Transcanadien pour tenter d'éviter les flots bruyants des voitures, mais c'est un chemin laborieux de détours. Pour la première fois depuis des mois, je suis seule, et cette solitude ne m'est plus familière. Ce doit être la rançon de mon apprivoisement. Je redécouvre cette sensation sous cet aspect nouveau, que l'on m'a souvent décrit (sans que je ne l'aie jamais reconnu en moi), avec curiosité. Jamais ma solitude ne m'était apparu comme un manque, mais seulement comme un repos, certes parfois empreint de tristesse, mais sans fond ni doublé d’un désir d'être comblé. J'explore cette disposition mélancolique, cette sorte de manque confus d'un objet que je ne saurais me décrire à moi-même, et j'y médite. Voilà les pensées qui, trois jours après mon départ de Vancouver, m'ont poussé à acheter un carnet afin de les y consigner. Ces dix dernières années, j'ai roulé pour m'échapper, ou alors aller au silence, hors de la vie commune, écouter et poser mes problèmes à moi-même. Là, me voici sur les rives d'un grand lac canadien lors d'un splendide jour d'été, à regretter la compagnie de ceux que j'aime. Ce n'est pas la sécurité, ni le confort de ma maison qui me manquent, mais j'ai maintenant le sentiment d'appartenir à un lieu et à des gens, et je souhaite y revenir, à ma place. Car je me suis, il m'apparaît clairement maintenant, construit une place, un confort auquel je souhaite revenir. Ainsi, mes années d'échappées sont peut-être terminées. Si cela est, c'est alors avec peu de regrets, car ce n'est plus un bonheur fou qui m'anime, furieux et coulant de sel à la brûlure du soleil, mais un calme et une tendresse sans fond pour autrui. Ah, que la maison est loin !

Rien ne piqua mon intérêt entre Vancouver et là où je dormais le soir, vers Harrison Mills. Seul le ferry entre Vancouver Nord et le centre-ville, après avoir bu un dernier café avec Tom, me plut. Une petite bruine, commencée dans la nuit, se mua en pluie légère le deuxième matin. Tom avait chez lui un cadre fait de la main de sa mère, avec dedans un assemblage dense de photos de sa famille et de ses amis. Il y était aussi, à tous les âges. Il l'avait chez lui comme une affirmation d'un amour et d'une acceptation de lui-même, tel qu'il est et qu'il fut. Après avoir regardé une à une toutes les photos, et cet objet qu'elles formaient ensemble, je me dis que jamais je n'oserais faire de même, me voir telle que je fus, à toutes les époques de ma vie, avec indulgence, et les aimer inconditionnellement, car toutes sont des parts de moi-même. J'ai trouvé ce cadre touchant. Louis, pour son anniversaire, avait reçu une boîte semblable de ses amis, où nous avions rassemblé des photos. Je l'y reconnaissais à tous les âges avec un sourire, tandis que je rougissais de honte en me voyant en arrière-plan sur certaines d'entre elles. Tom avait aussi chez lui une carte de Nouvelle-Zélande, avec le tracé du parcours qu'il y effectua à vélo, en partie avec moi. À peine est-il reparti à vélo depuis. Aujourd'hui sur le ferry, quatre jours après mon départ de Vancouver, je me souvenais (et je le savais déjà), à quel point ces dizaines de voyages m'ont anesthésié de leur précieux. J'ai ri : me voilà, imprévue, sur mon vélo, traversant un lac de montagnes encore chapeautées de neige, pour aller dieu-sait-où, et je suis libre et maître de mes jours. J'ai développé une routine dans le voyage à vélo, et le sentiment d'aventure a disparu, mais je crois qu'il ne me manque finalement pas. C'était peut-être un romanesque de fin d'adolescence. Néanmoins, je ne peux juger, car à bientôt trente ans j'écris en cursive des mots d’amour dans un carnet, qui  s’y emboîtent comme des poèmes. Je me vois évoluer dans mes considérations sur moi-même lors de mes voyages, ma candeur mue doucement, tout comme mon visage. Je regrette, en revanche, l'excitation que j’avais auparavant de savourer une chose rare et temporelle. Je me sais jouer à cette vie avec des dés pipés, et cela me gâche parfois la fièvre du jeu. J'ai dépassé la frénésie de la collection d’expériences. Je ne fais qu'enchaîner de singuliers événements.

Le second jour, je devais emprunter un tronçon de la BC Trail entre Merritt et Hope, mais des travaux sur les pipelines me collent sur l'autoroute quasi tout le long. Je fis 180 kilomètres de ma journée, dont 120 kilomètres absolument terribles. Je tentais, à chaque sortie routière, de m'échapper vers les hauteurs de la vallée, ou alors vers les chemins de terre courant dans des enclavements parallèles. Toujours, je fus arrêtée par des hommes en casques, ou bien des éboulis provoqués par des machines de chantier, qui me firent tous retourner à l'autoroute. Ils montraient sur leurs visages une fausse sympathie lorsqu'ils me barraient la route et me demandaient de retourner là d'où je venais. J’étais morose, collée sur la maigre bande de droite, avec mes écouteurs afin de couvrir le vacarme des véhicules. Je crois que j'en ai perdu de l'ouïe, car j'entends, quand il fait silence, comme dans un bocal. J'étais de sale humeur, à risquer de mourir tuée pour un bout de Canada. L'idée de ma mort imminente n'était pas révoltante, mais injuste, car jamais je crois n'avoir autant eu envie de rester en vie, avec hâte de voir le futur devenir. Depuis si longtemps je vivais en n'attendant de l'avenir que peu de choses, à part la certitude d’une déchéance du corps et de l'âme, et voilà qu'était né en moi, un interêt et un espoir pour l’inconnu. Ce fut une mauvaise journée d'autoroute. J'écumais mes playlists, les mêmes que la Tour Divide, réécoutant lasse la même douzaine de morceaux de trap anglaise. Le paysage, alors que je m'enfoncais dans les hautes montagnes, m'apparaîssait morne et sans intérêt. Je pris un motel à Merritt et m'y enferma au silence pour y reposer mes tympans meurtris. La ville me semblait être une ville routière, bien placée géographiquement au croisement de quatre vallées, mais plate et morne. J'y vis des grandes scieries. Au matin, sur le parking du supermarché, un large corbeau vocalisait fort. Une femme indienne l’appela en passant là, avec des claquements de langue, et il la suivit en sautillant.

J'atteins enfin, à mon troisième jour de voyage, des routes de terre isolées. La beauté du Canada m'est familière. Je vois dans la journée peu de gros animaux (à peine quelques cerfs mulets). J'observe les rongeurs et tente d'en apprendre les noms. Les tamias sont faciles à reconnaître avec leurs bandes, mais j'ignore s'il y en a plusieurs espèces. Je vois plusieurs types d'écureuils et de spermophiles (écureuils terrestres), mais je continue d'en confondre les noms et les attributs. Les souris et les campagnols sont trop rapides pour mes yeux. Je fais deux sorties de route car je regardais les oiseaux. Qu'ils sont beaux ! Sans mes jumelles, j'ai du mal à en observer les finesses des plumages et des formes. Je ne peux les identifier et je me contente de les observer sans but. Ce n'est pas si mal. Il y a des balbuzards pêcheurs le long des lacs. Des colins de Californie détalent de leurs petites pattes, avec leur huppe semblable à celle de ces poissons des abysses porteurs de lumière. Il y a des genres de gelinottes qui vont, lorsque j'arrive silencieusement, se cacher dans les fourrés au bord des routes. Je vois, stationnaires au-dessus des plaines agricoles, des petits crécerelles d'Amérique, qui partagent leur terrain de chasse avec de sorte de buses juchées sur les poteaux électriques. Je longe pendant une heure une vallée, basse et dégagée, très étalée autour de Douglas Lake. Toutes les terres, sur un demi-million d'hectares à la ronde, sont en pâtures, et appartiennent à un seul et même ranch, le Douglas Lake Cattle Co. C'est le plus gros ranch du Canada, les bêtes y sont marquées de trois barres simples. Je n'en vois pas le bétail, seuls des chevaux près des bâtiments. Plus tard dans la journée, je verrai des animaux marqués d'initiales au fer.

Je quitte les prairies d'herbes hautes et je passe l'après-midi sur des routes forestières, dont certaines sont interdites d'accès aux véhicules à moteur. J'y trouve enfin le calme qui m'avait manqué depuis plusieurs jours. J'ai tracé ma route à l'avance, avec des photos satellites récentes pour m'assurer que les routes d'accès de coupe, que je voyais sur d'anciennes cartes, existaient encore. C'est la première fois qu'au Canada, je me retrouve hors d'un parcours que l'on m'a tracé, et si loin des hameaux. Je ne vois toujours pas de gros animaux bien que je garde l'œil ouvert, craignant les ours. Dans des escarpements, des éboulements et coulées de fontes de neiges ont emporté des monceaux des routes. Des troncs d'arbres charriés par les eaux y sont mêlés. Il n'y a plus de neige visible, mais les œuvres de sa fonte en font mesure. Je crève une fois de l'arrière, d'une longue fuite sur le côté d'un molleton de pneu. Il me faudra deux plugs tubeless pour en venir à bout. Ma sacoche arrière est pleine d'éclaboussures blanches. Je suis soulagée de voir que la forte dose de liquide anti-crevaison injectée avant la Tour Divide me tienne encore. Il y a des buissons de baies, ressemblant aux framboises, que je n'ose goûter. Je dois passer quelques arbres tombés. Je descends vite sur ces routes à demi effondrées, passe près d'un beau lac confiné dans ces terres rougeâtres, et reviens vers les routes bitumées. Je longe alors vers le nord la rive ouest d'un élargissement de la rivière Okanagan, semblable à un lac, et la traverse en direction de Vernon. Je me trouve à nouveau sur des routes bruyantes des moteurs des pick-ups et des camping-cars. En voyant les camping-cars, je repense à l'été où je descendais d'Alaska vers les Etats-Unis, sur des routes parcourues sans cesse par ces grosses machines. Non, jamais je ne referai cette route, seule dans le Yukon avec ces bêtes hurlantes de métal qui me frôlent comme avec un malin plaisir.

Le pincement au cœur de ma solitude, qui était si inhabituel, s’estompe un peu, et je reprends mes esprits. Mais il me reste un creux de matière à penser, et il m'est plus difficile qu'auparavant de me laisser divaguer dans des rêveries ou des réflexions sur les sujets les plus divers, qui me venaient jadis si spontanément dans le mouvement hypnotique du pédalage. Ma route tracée est simple, et ne me donne pas d'efforts de pensée pour en optimiser la logistique ou les inconnus. Nombreux sont les lieux calmes et propices pour camper, et nombreuses sont les villes où m'approvisionner. Je ne puise plus dans des lointains et vagues souvenirs, car peu me chaut des affronts passés que je ressassais sans cesse, ni d'ailleurs des angoisses futures, qui m'ont lassé de leurs inconnues. Avant, j'allais alors songer à des mondes lointains. Maintenant, mon imaginaire se raccroche au réel et peine à s'en départir. Je me délecte de mes délicieux souvenirs récents, dont je repasse les images dans ma tête sans m'en ennuyer, au point que je crains que cela se développe en mauvaise habitude. Aussi, j'ai peur qu'en les repensant sans cesse, j'en change accidentellement la matière en les glorifiant. Je veux les laisser intacts, car c'est ainsi que je les aime. Quant à débattre avec moi-même sur des sujets d'intérêt, tous viennent à se rapporter inéluctablement à l'amour. Voici l'obsession qui m'occupe tout entier, dès que laissée seule, je divague. Je suis presque lasse de m'y ramener encore et toujours. Je télécharge des livres pour m'occuper l'esprit. Je pense aux choses que je prévois de faire cet hiver. Cet hiver, où nous habiterons ensemble, à mettre du baume sur le froid des jours en regardant des films au chaud. Et me revoilà, inévitablement, à repenser à l'amour. Nous nous envoyons des bribes de nos jours. Je n'ai pas beaucoup de réseau, et lorsque je vois les notifications, je me garde les messages pour des moments de calme, afin de les savourer comme probablement on savourait jadis des billets courtois.

6 août. Je suis des routes moyennes. De nombreux véhicules tractent des bateaux de plaisance ou de pêche, car la région a de nombreux lacs. Il se met à faire très chaud, et le ciel est d'un bleu inconditionnel. J'ai, depuis Juin, laissé s'installer une douleur chronique dans le côté gauche de mon dos et de mes hanches. Je me suis mise à l'interroger plusieurs fois par jour, pour en suivre la présence et les crises. A Vancouver, lorsque nous mangions une pizza sur un banc avec Theo, je lui parlais de cette douleur qui m'incommodait assise. Là, je la sens lors de certains mouvements. Elle semble être comme une cicatrice mal fermée, conséquence de mon lumbago de juin. Je me promets de la suivre et d'en aller chercher remède chez des médecins à l'automne. Pour l'instant, je ne peux que tenter de me la rappeler, afin de ne pas la normaliser, et de ne pas la laisser prendre racine comme une part immuable de ma vie car je crains de devenir une de ces femmes âgées aux visages pincés par la douleur, qui ont oublié les jours où elle n'existait pas. Je construirais à mon dos une architecture de muscles et de tendons afin de le maintenir, et j'y ferai mettre des armatures d'acier, des exosquelettes soudés et coulissants comme les plaques d'une armure turque, si c'est ça qui est nécessaire à son maintien.

Les routes bitumées sont ennuyeuses. Elles sont parcourues par ces énormes pick-ups rugissants qui passent en nuées, car à l'approche des ferries traversant les lacs (j'en prendrais deux sur 150kms), les véhicules me dépassent en longues files serrées. Il y a beaucoup de pick-ups au châssis surélevé, avec parfois quatre roues par essieu. Ils semblent être les curieux symptômes, très visibles, d'une crise de la masculinité (car je ne vois pas d'autre motivation à la création de véhicules si ridicules que des efforts agonisants de monstration d’une certaine idée de puissance). Ces pick-ups sont bruit et fureur, singeant des signes extérieurs de la masculinité en dépit des valeurs qui en font la beauté. Ils me semblent de sortes d’Achilles en colère, aux corps invincibles mais sans maîtrise de soi ou de leurs sentiments, qui s’épuisent dans des rages puériles. Je n'avais jamais remarqué combien Achille représentait ce que j'ai finalement trouvé chez les hommes : une beauté et une puissance magnifique et fière, intimidante et attirante, mais qui tôt ou tard déçoivent car elles cohabitent avec une incontinence d'émotions égoïstes déferlant comme d'un barrage brisé. Et plutôt que de critiquer l'ouvrage, on préfère souvent en critiquer les flots. Je me souviens des romans courtois dans lesquels à la force on associait la mesure, sans laquelle le chevalier n'est que villain. Je ne veux plus de ces caprices d'enfants, à qui beaucoup a été donné ou qui ont pris par la force ou la contrainte, et rarement acquis d'une lutte dans la poussière où l’on perd beaucoup. Voilà les pensées qui m'absorbent ce jour-ci sur mon vélo, sur ces routes monotones bordées de pins. Et peut-être est-ce après avoir vu ces faiblesses dans la beauté des hommes que j'ai compris ce que l'on trouvait beau chez les femmes ? Dans un corps dont la faiblesse physique auparavant m’indignait, on y trouve un esprit que les années ont martelé comme un fer en forge. Et dans le port et le regard, j’ai commencé à y voir, au-delà du chagrin, quelque chose de bien plus dur, beau et puissant que les flancs des kouros de marbre. Si j’étais attirée par la force, j’ai finalement compris qu’on en possède bien plus en affrontant chaque jour un monde qui n’a pas été construit pour soi qu’en y paradant en vainqueur sans pour autant n’avoir dû lutter. Ainsi sont les choses que j'ai trouvé belles et laides chez les hommes et les femmes.

J'atteins le ferry de Needles, mû par des câbles, pour traverser le Lower Arrow Lake. Des troncs flottés y attendent d'être ramassés par bateau. Il y a beaucoup d'hirondelles. Je laisse passer le ferry pour admirer un peu l'endroit. Je suis sur une petite butte en amont du pont d'embarquement, et j'ai de là une bonne vue. Il y a sept ans, je voyais l'embouchure de la Columbia River à Cape Disappointment, dans l'Oregon, après un long voyage, le premier. Et là, je la recroisais, bien plus haute dans son cours, et j'étais différente. Je prends un motel à Fauquier. C'est calme. La patronne me demande si je voyage seule. « Good for you ! » me dit-elle. C'est la première fois que l'on ne prend pas peur pour moi et valide ma solitude. Je dois maintenant avoir le regard d'un adulte qui sait ce qu'il fait, et non plus d'une jeune fille qu'on croit ingénue et éternelle victime de tous les maux du monde. Je n'ose me baigner dans la chaleur de la fin d'après-midi, et je me rends compte que j'ai peur de l'eau profonde. Quand on y cesse le mouvement, on y meurt. C'est terrifiant. Je regarde la surface du lac avec quelques regrets. Le lendemain, je poursuis vers le nord sur la rive ouest de la Columbia.

La journée est rythmée par les convois de véhicules qui roulent en enfilade d'un ferry à l'autre. Je m'arrête à Nakusp deux heures. J'y achète ce carnet et commence avidement à y consigner le début de mon voyage, avant que les souvenirs encore frais ne s'estompent. Je flâne, et commence à retrouver le rythme de la flânerie, oublié dans les courses et les voyages de hâte et de vitesse. La petite ville borde un lac gigantesque dont je distingue avec peine le bout. Des personnes âgées marchent sur les promenades de ses rives. Cela semble l'endroit parfait pour y voir s'écouler les jours sans rien en attendre, et je suis presque tentée d'y rester toute l'après-midi. Je quitte la ville et continue ma route vers le nord, et atteins le deuxième ferry. Sa route est plus longue, je ne distingue pas, de l'autre côté, sa passerelle d'arrivée, cachée dans un cirque derrière un promontoire rocheux. L'eau est d'un bleu profond. Je vais l'attendre les jambes dans l'eau jusqu'au short, et je lave le sel de mes cheveux, de mon visage et de mes bras. Je regarde les hirondelles. Les montagnes m'entourent et je vois dans le bleu de leurs cisaillements des neiges qui ne fondront pas avant l'hiver. Une file de voitures grandit peu à peu à l'attente du ferry, des familles viennent prendre des photos de la passerelle avec leurs enfants. Le ferry glisse sur l'eau sans vagues et les hirondelles viennent en frôler les flancs. J'admire la vue en silence. Un homme vient causer, et je lui réponds poliment, mais par des phrases courtes et simples, je ne souhaite pas troubler ma quiétude pour de la petite conversation. Il repart. Sur l'autre rive, la route remonte sur les flancs de la vallée, et entre les pins, je distingue le large cours de la Columbia à une centaine de mètres en contrebas. Mon eau potable vient à manquer, j'ai négligé les petits cours d'eau qui couraient en dessous la route, ne souhaitant pas aller crapahuter dans les broussailles et buissons de baies pour les atteindre. À la croisée d'un réservoir d'eau, je bifurque sur des routes de terre en amont du cours pour y chercher de l'eau claire, et peut-être un endroit pour camper. Aussitôt que je suis sur une route de terre, loin de la circulation de la route principale, je sens soulagement et entrain. Car je m'ennuyais aujourd'hui sur le vélo, voilà pourquoi j'ai été tenté de m'arrêter pour l'après-midi à Naksup, et je craignais même avoir perdu le goût du voyage. En roulant en silence sur les chemins d'accès forestiers à la recherche d'un cours d'eau, il paraît ainsi clair que c’était la mollesse de mes larges pneus de VTT sur le bitume ainsi que les flots de voitures et leurs moteurs tonitruants qui me déplaisaient tant. Ici, je suis bien. Je doutais de mon envie de courir l'AR700, lasse de ces journées de six ou huit heures en selle, mais divaguant sur ces routes de terre, je sens l'excitation de la course qui vient battre mes jambes, et je retrouve la certitude que, si elles venaient à devoir maintenir cet effort durant des dizaines d'heures, elles le souffriraient sans peine, et qu’alors je rentrerai dans cette transe combative. Je me sens reprendre force et ardeur, et la langueur des quelques derniers jours s’estompe lors de cette heure passée dans le labyrinthe de routes de terre sinueuses qui remontent la montagne, à la recherche d'un peu d'eau. Le petit torrent que je trouve est trop bas et inaccessible dans les escarpements buissonneux. Il me faut remonter jusqu'à une ansette. Sur la rive d'en face, il y a une belle plage de gravier blanc. Je pense à traverser le cours pour aller y camper, mais le courant est fort, et le fond de rivière est fait de larges pierres qui me feraient trébucher. Là où je suis, les animaux doivent aussi venir boire au torrent la nuit. Je n'y camperai pas. Je n'ai pas emporté de filtre, et j'utilise deux tablettes pour ma poche à eau. Des dizaines de moustiques m'assaillent dès que je pose mon vélo. Je dois, pour trouver les tablettes, vider au sol ma sacoche arrière. Je prends ma tente pour me couvrir le corps comme d’un manteau pour me protéger des moustiques le temps de la manœuvre. J'écope d’une vingtaine de piqûres.

Je rebrousse chemin et redescends vers la route principale. Je traverse pour aller camper en contrebas, sur une route forestière retournée par les engins des bûcherons. Un éboulement bloque la route, et je peux camper tranquille au-delà, sur un tournant de caillasse mélangée à de la boue de fonte de neige. Il est très large et plat, fait pour être pris par des camions transportant de gigantesques pins entiers. Je m’y installe. Au crépuscule, un 4x4 de touristes descend jusqu'à l'éboulement. Je me tiens un peu en contrebas et les regarde immobile, comme un chevreuil surpris mais défiant. Ils font demi-tour. L’éboulement forme un mur, pas même passable en jeep. Ma nourriture est haute dans un arbre. Le soir avant le coucher, j'écris ce journal. Dans moins d'un mois, je serai à jouer à Donjon & Dragons à Nazelle. Me voilà dans ce voyage sans souci dans les forêts canadiennes, qui pense à quand je combattrai des créatures imaginaires dans une maison troglodyte. J'espère que la partie sera bien. Il fait beau la nuit, je vois les étoiles et j'entends des chouettes. J'ai d'abord du mal à m'endormir, car une partie de moi s'est récemment mise à craindre les ours plus que de raison et se refuse à sombrer lorsque le sommeil me prend.

Il fait déjà chaud lorsque je reprends la route le lendemain. J'arrive à Revelstoke après une trentaine de kilomètres. Je suis en avance de deux jours sur le timing que je m'étais donné afin d'arriver à Canmore dans les temps. Je me sens paresseuse, je vais prendre un café et finalement décide de passer la journée en ville. Je flâne, et je regarde les gens et le temps passer. Je bois un cidre. C'est une belle et très chaude journée. Je me délecte de mon oisiveté. Je me sens d'une humeur poétique. C'est une ville touristique, riche et calme. Les arbres ont une bonne odeur. Les bâtiments ont ce charme grossier d'americana, de blocs et de bric-à-brac coupés droits et empelousé, avec ces monts sublimes derrière. Je me dis que ce charme m'est semblable à celui de la langue anglaise : qu’on considère sans racines et qu’on parle sans étymologie, entièrement tournée vers un futur impermanent, que l’on fait parfaitement tenir sans les colonnes et lourdes charpentes du passé. Le lendemain, je pars tôt pour m'épargner les chaleurs de l'après-midi.

J'atteins la Highway 1 à nouveau, que je dois suivre pour 140 kilomètres avant d'atteindre Golden. Je m'y ennuie en y écoutant des podcasts. Je ne m’intéresse pas aux paysages, et m'arrête uniquement pour transférer mon eau de ma poche à mes bouteilles. Des touristes en camping-car s'arrêtent près de moi pour prendre des photos en bord de route. Je suis isolée de l'espace sonore avec mes écouteurs enfoncés dans mes oreilles. La bande de droite est large et j'y suis à peu près en sécurité. L’expérience n'est guère différente qu'en voiture. Il fait très chaud, je suis couverte de sel sec. J'ai un peu de répit sur des routes de terre avant Golden. Là, je m'éveille aux montagnes et en retrouve la beauté. Je surplombe la ville, elle ne m'est pas attrayante mais j'ai besoin d'eau. Au vu de la carte, je n'aurais pas d'endroit plaisant pour camper au sortir de la ville, sur les contrebas de l'H1. Je vais au dispensaire, puis au camping municipal. Ça fait des années que je n'ai pas campé dans un camping officiel. J'en apprécie la douche. Il y a des moustiques. Mon voisin de camping est un motard un peu simplet mais très gentil. Je ne sais pas quoi lui dire. J'ai envie de solitude, car bien qu'elle me pèse parfois, elle me rassure.

Je passe au café le matin. J'appelle Chloé. La chaleur est toujours présente, mais le ciel est voilé de nuages, et il fait fort humide. Je vois ma sueur perler sur mes bras et couler dans mon cou, plutôt que laisser des traces sèches de sel dans les plis de ma peau. Il me faut encore parcourir 80 km de H1, puis 60 km de routes secondaires. Alors que je m'arrête pour admirer des hauteurs un bras de rivière d'un bleu saisissant, œuvre des fontes de glaces qui charrient des minéraux, je vois en contrebas un grand grizzly marcher le long d'une voie de train. À une cinquantaine de mètres, des touristes se prennent en photo, et ne semblent pas voir la grosse bête dans le champ, en contrebas. Dans un plat de vallée, deux coyotes trottinent dans ma direction puis disparaissent dans les broussailles. J'arrive à Banff. La ville est grouillante de touristes, errants en groupes. Je distingue une unité qui se forme dans leur démarche et leurs apparences. Mon cœur se serre faiblement de tristesse en les voyant ; ils semblent un peu laids d’être désoeuvrés, et sans passion pour quoi que ce soit. Ils semblent tous errer ainsi dans une riche ville de montagne à y acheter des biens et services qu'ils ne désiraient probablement pas en premier lieu, avant d'y être et de s'y ennuyer. Puis un peu en dehors du centre, je vois un couple âgé se tenant la main pour traverser la route, et cela calme cette angoisse existentielle par procuration. Je vais à l'auberge de jeunesse de Banff, si familière, où j'étais il y a deux mois le jour précédant la Tour Divide, sans savoir que j'y reviendrais si tôt. J'y change de chambre, car à peine eussé-je entré dans la mienne que j'y entendais les deux hommes qui y logeaient faire l'éloge d'Andrew Tate. Je ne sais même pas pourquoi ce nom m'était connu, mais en l'entendant prononcé, je suis restée silencieuse à écouter la conversation avant d’installer mes affaires. Il fallut peu de conversation pour me souvenir du personnage. J'ai dû aller expliquer ma gêne à l'accueil et ma réticence à partager la chambre de ces deux hommes. Je ne me sentais pas légitime de cette exigence, mais un couple faisant leur check-in partagea mon dégoût et cela me conforta dans mon choix. Je finis dans une chambre avec deux Allemandes, et j'allais avec elles une heure au bar de l'auberge pour y observer les clients. Je retrouve, avec un œil encore nouveau, le spectacle des mœurs et des attitudes propres aux auberges de jeunesse, où des backpackers du monde entier cherchant l'aventure s'y retrouvent en un milieu fermé d’une surprenante uniformité sociale transnationale. Je bats un groupe aux fléchettes, puis m'excuse après un verre. Ils sont tous gentils, et semblent tous un peu perdus loin de chez eux, dans un seul et même lieu. Je parle de mon amour lorsqu'interrogée par mes camarades de chambrée. Non, je n'avais pas aimé de femmes avant. « I guess it doesn't matter so much if you love eachother », me dit l'une d'elles, et je suis surprise devant tant de compréhension. 

Le 11 août, je fais les quelques derniers kilomètres de piste cyclable, de Canmore à Banff, et y rejoins Dylan. Nous nous retrouvons comme deux collègues s’étant quittés la veille. Nous allons au magasin de vélo de Kyle, un ami dont Theo nous avait recommandé les services, qui n'y est pas. Le magasin est dense de plantes vertes, et on peut y prendre un café et des gâteaux sucrés. Dylan fait une inspection de mon vélo avec un air grave, et laisse aux mécaniciens des instructions pour le travail à effectuer. J'observe en silence cet échange froid et professionnel, mais les paroles sont dites comme si en dessous, ils s'offraient amitié et camaraderie de corporation. On nous laisse déposer nos affaires dans un coin de l'atelier, et nous partons nous promener en ville afin d'acheter quelques éléments pour nos derniers préparatifs. Je constate que j'ai des difficultés à faire certaines tâches tout en parlant anglais. Je suppose que j'ai dû, durant ces années d'épidémie, me déshabituer à réfléchir en anglais durant plusieurs heures tout en vaquant à mes occupations. Ainsi, voir sur une carte un court itinéraire et en retenir les tournants m'est ardu quand pensé en anglais, et je m'y perds. De manière plus générale, toute tâche intellectuelle m'apparaît plus compliquée. Jusqu'à ce que l'habituation me revienne, je me cantonne alors à penser de choses simples, mon esprit empêché de former des pensées trop complexes. Cette disposition d'esprit m'étonne, et déjà, je me laisse bercer dans la douceur de réfléchir tout bonnement au quotidien. Dans deux jours, nous courrons l’Alberta Rockies 500.

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AR500, Août 2022