AR500, Août 2022
Le 11 août au matin, j’arrivais à Canmore, afin de courir l’AR500, une course de bikepacking de 515 kilomètres dans les Rocheuses d’Alberta. J’étais partie à VTT de Vancouver, à 1200 kilomètres de là. Je rejoignais Dylan, un ami d’Arkansas. Un autre ami, Theo, s’y trouvait également.
Deux mois auparavant, j’étais dans le massif pour prendre le départ de ma seconde Tour Divide. J’y menais les féminines pendant 10 jours avant d’abandonner au Colorado. J’étais de retour.
Ce texte a été rédigé en 2022 à partir de mon carnet de voyage, et une version très courte à été publiée dans le n°37 du magazine 200.
Les feux de forêt font rage plus au sud dans les montagnes. Un feu s'est déclaré il y a presque une semaine du côté américain et a passé il y a quelques jours la frontière. La veille du départ, dans le salon de belles poutres sombres de notre auberge, je regarde en détail le parcours. J'en connais bien plusieurs sections car elles sont quasi identiques à la Tour Divide. Quant au ravitaillement, il n’y aura que deux magasins de campagne ainsi qu’une petite ville: Elkford, au kilomètre 360. Je prépare 1,2 kg de petits sandwiches au fromage et à la confiture, tous emballés dans du cellophane. Je prends également un paquet de bonbons et un demi-kilo de gâteaux à la figue. Le départ est à 7 heures. Le matin dans l’aube Dylan et moi descendons de notre auberge perdue sur une colline boisée pour nous y rendre. A peine sommes-nous au bas de la pente que Dylan me fait signe : il a oublié sa batterie de dérailleur et remonte la chercher. Nos affaires y sont dans un casier commun dont il conserve la clef, car il est bon cycliste et devrait finir quelques heures avant moi. Nous avons convenu qu’après la fin, il m'attendra. Je le salue et me hâte un peu. Je parviens seule au départ alors que tous les coureurs sont déjà alignés. Je me glisse au milieu du groupe. L’aube est fraîche, j’ai ma veste sur moi. Je regarde les autres coureurs dans la lumière encore grise. Beaucoup ont l'air de solides cyclistes, sur de belles machines. J'en regarde les jambes et les avant-bras dénudés. Je suis un peu intimidée. Il n’y a que deux ou trois autres femmes. J’aperçois Theo et il me fait un clin d'œil. Je me joins à lui tandis que nous nous mettons en route en silence. C’est le départ. Je suis venue sans objectifs clairs, seulement faire de mon mieux en dormant un minimum, un exercice que je n’ai encore jamais essayé. J’espère finir en une quarantaine d’heures. J’ai décidé, arbitrairement, de ne dormir que trois heures la nuit. J'achetais la veille en ville une couverture de survie en guise de tapis de sol, sur laquelle je mettrai mon sac de couchage, sans matelas.
Nous quittons Canmore dans la large vallée principale et y longeons la route qui relie les montagnes de l’ouest à la plaine de l’Alberta, à l’est. Il fait bon, nous roulons serrés. Certains coureurs font du zèle et remontent le peloton. Ils semblent déjà rouler un peu au-dessus de leur rythme, à en voir les mouvements de leurs bassins et de leurs dos lorsqu'ils poussent fort les pédales. Ma confiance s'affermit en secret tandis que je roule avec Theo : je me sens bien, mes jambes tournent avec aisance. Je cherche Dylan des yeux, je ne le trouve pas. Nous traversons Banff encore en groupe, puis nous pénétrons dans le massif. La foule commence à s'éclaircir sur les sentiers forestiers. Je les reconnais, les ayant pris deux mois plus tôt. Ils sont maintenant très secs et la neige a disparu. Nous serpentons dans une première forêt de sapins. Les percées laissent la lumière du soleil passer entre les arbres et tout semble clair, l’aube porte la promesse d’une longue et belle journée. Tout progresse rapidement, nous devenons silencieux. Même si nous altérons nos pas, Theo et moi ne sommes pas loin l'un de l'autre. Je roule fort, car avec si peu d’équipement mon vélo me semble léger et aisé à manœuvrer. Je remonte facilement les creux des ruisseaux escarpés que nous traversons. Les cours d’eau écoulent gentillement des dernières fontes de l’année en petits clapotis. Le sentier perce sur la vallée supérieure. Des herbes hautes et espacées poussent dans les pierriers. Voilà la troisième fois que je passe ici, et il ne m'était jamais venu à l'esprit que sous les épais linceuls blancs qui couvraient les sommets au-dessus des pins en juin, il y avait, non pas d'autres pins, mais des roches bisques et acérées. Le paysage n'en est que plus impressionnant. Lors de la Tour Divide, un de mes bidons sauta sur une section au bout d'une heure et demie seulement dans la course. Je ne le retrouvais pas et achetais à Helena, 700 kilomètres plus loin, un bidon de remplacement. Je passe cette même section avec souplesse. Des passages étroits en petites bosses demandent de jouer de son poids lorsqu’on décolle et réceptionne sur la prochaine. Alors que je relance dans la montée, je jette un regard vers ma fourche : le bidon de Helena a disparu. Cette section d'à peine 300 mètres m’a dévoré deux bidons en deux courses. J'en ri mais je ne vais pas le rechercher. Je pense le remplacer par une bouteille de Gatorade à Boulton Creek. Car il sera difficile de survivre à ces journées chaudes s'il me faut sans cesse remplir un bidon unique. Quelques minutes plus loin, sur un large dégagement de pierres cassantes et d'herbes éparses, un groupe de spectateurs encourage les coureurs et prend des photos. Je m'arrête et à brûle-pourpoint offre à l'entour d'acheter un bidon, vide ou plein. Une amie de Theo, Sarah, me prête le sien et refuse tout paiement. Je promet de ne pas le perdre et j'offre le mien à qui le trouvera, rouge dans les buissons secs et les graviers. Je reprends la route et remonte dans la forêt.
Le sentier traverse une sapinière, puis en-dehors de la lisière, s'ouvre sur le barrage de Sprays Lake. Le ciel est grand. Les montagnes aux alentours sont complètement dégagées de neige et semblent être d’un seul bloc. L’érosion les a façonnés et à présent elles coulent vers le lac, leur souplesse est semblable aux voiles d’un marbre antique aux pans verts de sapins. Après le barrage, je plonge à droite sur un discret sentier, pas plus large qu'un homme, qui longe la rive au milieu des fourrés. Je le manquais lors de ma première Tour Divide, m'en souvenais lors de ma deuxième, et ainsi, il ne m'est maintenant plus inconnu. Je jette un coup d'œil derrière moi dans le tournant. Je distingue la silhouette de Theo qui s'engage sur la digue. Où est Dylan? Tandis que je navigue le sentier, je remarque à ma gauche, en hauteur, des coureurs sur la route principale. Ils sont trop haut pour les héler. Je me demande si, reconnaissant leur défaut de parcours, ils feront demi-tour pour rectifier ces quelques kilomètres, ou continueront sans reconnaître leur erreur.
Je retrouve la route principale. C'est une très large piste de poussière blanche, qui se soulève en nuages à chaque fois qu'un véhicule y passe et nous en recouvre entièrement. Cela fait déjà quatre heures que je roule. Je croise quelques groupes de cyclotouristes qui commencent sur la route de la Great Divide, s'enfonçant dans les montagnes du sud. Ils sont probablement partis de Banff ce matin, peut-être la veille. Je suis sincèrement heureuse de les voir commencer un si beau voyage, et discute brièvement avec eux tandis que je les dépasse. Des heures passent. Devant et derrière moi je vois loin sur cette longue ligne presque droite de petits points figurant des coureurs solitaires. Après plusieurs heures de large piste, je quitte la route du fond de vallée et remonte sur le flanc est. J'enchaîne avec aise les sentes forestières des High Rockies. La section s'enfonce entre les hauts arbres, et suit la montagne sur des routes de terre mélangées à des aiguilles de pin bien tassées, très roulantes. Au-dessus, la paroi est presque à pic, dissimulée dans les arbres. On en oublie la hauteur de la montagne, rappelée seulement lorsque sur des tournants exposés on voit en-dessous la cîme des arbres qui pointent d’entre les fourrés. A VTT sur le tracé sinueux et rapide, je relance avec force à chaque tournant et creux. Je connais ce sentier et je m'amuse. Je sens que je roule un peu au-dessus de ma mesure habituelle, mais je m'y maintiens, car à chaque virage un peu relevé et à chaque petite bosse, je sens la pesanteur de mon élan m'entraîner et je me laisse aller à la cinétique. Il est plus facile de pousser des jambes pour relancer un mouvement déjà présent que de voir cette énergie perdue, et la brûler à nouveau pour tenir une forte vitesse sur le plat. Je roule seule. Où sont les autres ? Une légère angoisse me prend. Je regarde mon GPS : pourtant, aucun doute, je suis sur la ligne bleue de ma route. Je crains soudainement d'avoir chargé par erreur le mauvais tracé sur mon GPS. Aurais-je, par erreur, chargé la Tour Divide ? Ai-je, accidentellement, coupé par un raccourci ? Mais sûrement je l'aurais remarqué, car mes yeux sans cesse vont de mon GPS à la route, ne m'accordant pas de répit pour me perdre dans mon esprit. Mon plaisir de rouler se ternit par ces inquiétudes. Je croise des randonneurs, et tous ont l'air surpris, comme s'ils n'avaient pas vu de cyclistes jusqu'alors. Ils se tassent en bord de sentier comme un troupeau apeuré lorsque je déboule furieusement d’entre les arbres. Cela renforce mon incertitude. Devrais-je m'arrêter, regarder venir derrière moi afin de m'assurer d'être en bon chemin ? Enfin, peu avant que la section ne perce hors de la forêt sous un ciel qui paraît alors très grand, je croise un autre coureur qui prend de l'eau à une petite cascade. Me voilà rassurée. Le sentier fait un petit pont au-dessus de la chute. Je suis, moi aussi, quasi à cours d'eau, mais plutôt qu'aller la prendre à un ruisseau j'attends d'atteindre le Boulton Creek Trading Post, car je me sais à une quinzaine de kilomètres.
Je passe une petite digue de barrage. Il y a quelques embarcations à quai sur l'autre rive. Au loin, des masses de nuages se forment. La forêt est assez plate, les montagnes ne dominent plus la vallée mais sont cachées derrière les arbres. Elles sont plus basses car je suis, sans m'en apercevoir, monté progressivement sur leurs échines. Je suis une piste le long d'un de ces couloirs de pylônes électriques qui coupent en ligne droite les sapinières, sur des pelouses d'herbe haute et parsemées de fleurs. Alors que je m'engage sur une piste cyclable (il y en a un petit réseau autour de Boulton Creek), une femme me hèle et avec un fort accent français me dit que la piste est fermée plus loin. Le vent couvre sa voix et je ne comprends pas. Je continue, car je ne veux pas transgresser l'itinéraire qui m'a été donné. Je croise un homme qui l'accompagnait et je comprends de son mauvais anglais que des grizzlis sont à la lisière des arbres. Je vois alors, à une quinzaine de mètres de la piste cyclable, une femelle amaigrie et deux oursons qui grattent la terre afin d'en manger des bulbes et des racines. Je ne suis pas surprise. Tandis que je m'approche, je les appelle doucement. De la main droite je sors mon spray de protection et en enlève la sécurité. La mère lève la tête, m'accorde un regard, puis se remet à fouir. Je passe lentement sur la piste, sans les quitter des yeux. Un peu plus loin, un officier de conservation bloque la route, entouré d'un groupe de curieux. Je me faufile entre la voiture et le rassemblement. Une femme a les yeux mouillés de pleurs et un bandage au bras. Elle s'est probablement blessée de peur en voyant les ours. Un homme à l'air idiot me dit, tandis que je m'éloigne : « Le sentier est fermé! Il y a cinq ours! » Je lui lance un regard étonné. Que veut-il que j'y fasse ? Je lui dis « Je le sais, je les ai vus, » puis reprends de la vitesse. Nul parmi les touristes que je croise là ne porte de spray de défense, dans une zone pourtant à risque. J'atteins peu après le Boulton Creek Trading Post. Il y a six heures que la course à commencé.
Je prends de l'eau au comptoir tout en buvant un soda. Tandis que je remplis mes bidons, ajuste mes sacs et transfert un sandwich dans la poche arrière de mon jersey, je ne cesse de jeter des regards anxieux vers l'arrière. Où sont les autres coureurs ? Où sont Theo et Dylan ? Car me voilà arrêtée depuis plus de cinq minutes, et encore personne ne m'a rattrapé. J'attendais de Dylan qu'il soit dans les meneurs, et, en six heures, il n'est pas même remonté jusqu'à moi. Quant à Theo, il me suivait de près il y a à peine quelques heures. Ma crainte d'avoir fait fausse route ne s'est pas complètement éteinte, mais je continue sans attendre de visage familier. Alors que je repars, les nuages que j'avais vu pointer derrière le faîte des sapins se rapprochent. Les cieux s'assombrissent et tandis que je m'enfonce entre les arbres resserrés je suis écrasée par la soudaine obscurité. Je dois me mettre à pied dans un raidillon. Mes pensées se colorent à l'image du ciel et s'embrunissent de mauvaises prophéties. Les coureurs ont probablement dû obéir à la fermeture de route due aux grizzlis, et faire un détour. Si tel est le cas, suis-je hors parcours ? Aurais-je dû, non pas suivre coûte que coûte le tracé, mais, au contraire, suivre les instructions de l'officier en place ? Je remonte dans la forêt, perdue dans de sombres contemplations. Je dérive des hypothèses les plus plausibles à celles uniquement motivées par mes angoisses, au-delà de la réalité. Et si la course était annulée à cause des grizzlis ? Et si un coureur avait été blessé ? Cependant que je possède toutes les connaissances et les outils pour les réfuter, je considère tout de même ces hypothèses. Celles qui me créent le plus d'angoisse occupent mon esprit davantage que celles les plus réalistes. Je souhaiterais être rattrapée, être rassurée d'être sur la bonne voie, sans pour autant ralentir. J'entends gronder le tonnerre, dissimulé par les arbres. Les nuages sont gonflés de gris, la forêt est lugubre. Les sapins m’apparaissent noirs d'esprit funeste. J'atteins le plat d'une crête. Je vois au-dessus des cimes. Le ciel est gras d'orage, il se presse contre les sommets. Très rapidement, la pluie se met à tomber. Je ne mets pas ma veste de pluie, car dans cette montée, elle ne ferait que se tremper de sueur par l’intérieur. J'ai eu chaud toute la matinée et mes bras sont moites de poisse tiède. La pluie me lave un peu du sel qui brûlait ma peau. Après une dizaine de minutes, alors que je redescends dans une nouvelle vallée, je me mets à avoir froid, d'abord des doigts. Je desserre ma poigne afin que le sang y circule mieux. Mes bras prennent froid, je vais mettre ma veste. A peine mon pied est à terre afin de la prendre que la pluie cesse. Les nuages passent rapidement. J'atteins la Highway 40, droit vers le sud. Il souffle un très léger vent de face que je ne suis pas d'humeur à supporter, et je mets mes écouteurs pour en couvrir le ronflement. Je continue de regarder régulièrement derrière moi, espérant voir Dylan ou Theo. L'obscurité est passée, il se remet à faire chaud. Il me faut deux heures pour faire les 45 ou 50 kilomètres de bitume. La route suit la même très longue vallée, suivant le fil de la chaîne de montagnes qui s’étend du nord au sud. J'ai le temps de m'y ennuyer un peu. La route monte progressivement pour redescendre de l'autre côté d'un col, et je suis bien calée dans les prolongateurs en pédalant à un rythme régulier. Theo m'avait dit qu'il avait vu, sur la Tour Divide, des chèvres des Rocheuses, et je garde l'œil ouvert lorsque j'ai une vue dégagée sur des éboulis, à la recherche de tâches blanches. Je jette régulièrement des coups d'œil derrière moi. Au bout d'une heure sur le bitume, je distingue derrière moi le point fixe d'un coureur. Un autre suivra de peu. Doucement, ils remontent vers moi. Ils me sont inconnus. Nous discutons un peu lorsqu'ils me dépassent. Le premier ne finira pas et abandonnera dans la soirée, dû à une sinusite mal guérie. Je recroise plusieurs fois le second, Mitch, durant l'après-midi. Je suis soulagée de leur rencontre, me sachant maintenant sur la bonne route. Et il commence à m’apparaître que si nous sommes si seuls, c’est que nous sommes bien devant le corps du peloton.
Au kilomètre 160, le parcours quitte la route principale qui bifurque à l'ouest pour passer la dernière crête orientale des Rocheuses qu'elle longeait jusque-là et entrer dans la grande plaine de l'Alberta. Par des routes forestières, le parcours continue donc vers le sud, pour après remonter dans les montagnes à l'est. Il est 15 heures. A la croisée des chemins, le Highwood House General Store semble ouvert. Je ne m'y arrête pas, mais j'aperçois des vélos posés le long de la rambarde extérieure faite d'un grand tronc. Il me reste encore bien des sandwiches dans ma sacoche et je résiste à la tentation de m'arrêter. La piste est de gravier clair, et forme dans son début beaucoup de tôle ondulée. J'alterne les côtés pour rouler sur le plus doux. Je suis bientôt rattrapée par un coureur qui s'était arrêté au magasin général. Son apparence est révélatrice : un homme grand aux épaules larges, tatoué et portant des écarteurs, sur un Santa Cruz suspendu à l'avant et à l'arrière. Cela ne fait aucun doute, c'est Kyle, un ami dont Theo m'avait fait une description sommaire. Il parle délicatement, et nous discutons un peu. Kyle fut deuxième (finissant peu après Theo) à la course de l'an passé. Sa présence confirme les soupçons que j’avais depuis que Mitch m’avait dépassé : nous sommes en tête. Je suis assurément fière d'être bien placée, mais je suis aussi terrifiée car il ne m'est pas concevable que je puisse si bien faire. Kyle me reconnaît une légitimité que je n'ose m'accorder. N'ai-je pas été dans les quinze premiers de la Tour Divide cette année, pressant violemment, jusqu'à mon abandon ? Certes, mais alors même en étant là, roulant à ses côtés, je n'arrive à me reconnaître dans cette image que je renvoie. Quelle étrange dualité ! D'une part, une fureur combative (de férocité et de peur) m'anime et par ça je suis au-devant des autres, d'autre part, je crains si fort que ma faiblesse (que je ressens dissimulée au fond de mon être, sous des couches de muscles, de sueur, et d'orgueil) ne soit révélée. Ne suis-je pas qu'un enfant se mesurant à des montagnes titanesques, me glissant comme une truite entre les cols et les défilés ? Je me sais habile de mon temps et de mon rythme, et l’expérience guide ma conduite. J'optimise avec soin mes mouvements, mon souffle, et me garde de commettre des erreurs, que, dans mon imaginaire catastrophiste, je me suis vu bien des fois faire et en souffrir. Mais aussi bien que je sens la mesure de mon épuisement, de ma faim, de ma soif, ainsi que les tiraillements de mes muscles, j'entends les cris d'alarme de mon âme qui me dit que je ne suis pas à ma place, qu'il y a ici une erreur dont la cause m'est pour l'instant inconnue, car ma faiblesse (qui se rappelle alors à moi), devrait, par l'ordre des choses, me reléguer au fond du peloton, parmis les plus mauvais et les dilettantes.
Nous remontons progressivement un cours d'eau. La pente est douce et rassérène mes jambes qui craignaient les raidillons. Je quitte Kyle peu avant le kilomètre 200, lorsqu'il bifurque sur une fourche et part à l'est, vers la plaine, pour continuer le parcours de 700 kilomètres. Nous nous souhaitons bonne chance. Il doit être 18 heures. Le soleil entame sa descente. La lumière s'adoucit et commence à couvrir les feuillages de dorure. D'ici à la nuit, les heures et les choses vues se mêlent en souvenirs confus dont les temporalités sont mélangées. La fatigue me les confond dans la mémoire en des images de longues routes de gravier clair où je roulais vite, dans une lumière à la fois dorée et terne de poussière, qui pourtant ne pu durer tant d'heures.
Je reprend de l'eau encore une ou deux fois dans l'après-midi. Il y a beaucoup de petits ruisseaux. Je passe par un plateau interrompant les couloirs des montagnes, le vent dans le dos, et je suis dans les prolongateurs. Ma solitude m'apparaît alors non pas comme cette source d'angoisse qu'elle était depuis que je perdais derrière l'horizon mes camarades de course, mais comme une liberté insensée. Je me détends, apprécie de ressentir les flux d'air et de sang qui font se mouvoir mon corps, mes muscles qui se bandent sous ma peau pâteuse de sel et de poussière. Le mouvement mécanique régulier est hypnotique, entransant comme des danses nocturnes. Je recroise plusieurs fois Mitch, qui s'était ravitaillé au magasin général. Il roule plus vite que moi mais je le rattrape toujours lorsqu'il est arrêté prenant de l'eau, transférant sa nourriture, changeant ses vêtements. « Tu ne t’arrêtes donc jamais ?! » me dit-il en me voyant le dépasser. En effet, je m'arrête peu. Il me redépasse une fois alors que je ré-enfourche ma machine et me crie : « Je savais que tu devrais t’arrêter à un moment ! - Je devais faire pipi ! »
Dans la fin de l'après-midi, je fais l'inventaire de mes provisions. J’ai beaucoup mangé. Je commence à douter d'en avoir assez emporté. Cela me préoccupe et il devient difficile de penser à autre chose. Je prévois un rationnement : je mangerai encore un seul sandwich avant la nuit et je ne mangerai pas au coucher, pour ne pas contraindre mon sommeil d'un apport d'énergie. Combien de nourriture aurais-je besoin jusqu'à Elkford ? Si j'écoutais mon estomac, je dévorerais toute mes réserves dans l'heure. Je me reproche de ne pas avoir assez emporté. Je croyais pourtant avoir de la marge. Puis je rationalise le problème, recompte en pensée mes provisions et les estime suffisantes. Mais, à nouveau, l'angoisse me reprend et je crains manquer et n'ose manger à ma faim.
Je croise Mitch une dernière fois, peu avant le crépuscule. En haut d'une petite côte, il remplissait sa gourde. Mes bidons sont également à sec, et je m'arrête à ses côtés. Après un instant d'hésitation, je lui demande : « Sommes-nous... premier et second ? » Je n'ose dire simplement « premiers » car je me vois toujours derrière lui. « Oh oui, this is the pointy end. » Je n'avais jamais entendu cette expression auparavant. J'en vois l'image : nous sommes comme la pointe d'un fer de lance, acéré, qui s'élargit derrière nous jusqu'à la hampe. Nous sommes premiers. Selon Mitch, le troisième n'est pas loin derrière. Que faire maintenant ? Nous avons creusé un petit fossé entre nous et le reste des coureurs. Je suppose que certains continueront toute la nuit et nous rattraperont ainsi. Mitch et moi nous regardons : nous sommes tous deux en bonne forme. Il me demande quel est mon plan. Je ne compte pas dériver de mon idée de base : rouler jusqu'à minuit ou une heure, dormir trois heures, repartir. Mitch, lui, semble prêt à rouler toute la nuit. Je lui fais part de ma crainte de manquer de nourriture par ma voracité, et il me donne un petit Oreo en sachet. Il me devance rapidement dans une montée sinueuse lorsque nous repartons. Je le perds de vue. Au crépuscule, je trouve un gel par terre, son packaging blanc vierge de poussière. Je le ramasse et me promet de le rendre à Mitch si je le retrouve avant Elkford. Le parcours se renfonce dans la montagne par des longues pistes qui se divisent ou se croisent dans de rares clairières, à des embranchements sans panneaux. Des instants de plaine sont parfois occupés par des camping-cars. Je ne vois pas d'êtres humains, seulement ces véhicules qui semblent abandonnés et paisibles. Je suis la ligne tracée par mon GPS dans ce labyrinthe. La plupart du temps, les pins m'entourent en deux rangs impénétrables de part et d'autre de la route, et me voilent les alentours de leur hauteur. Les routes tranchent les forêts, il y a des herbes et quelques fleurs sur les bas côtés me séparant de l'obscurité des bois.
Je m'arrête lorsque la nuit s'installe pour de bon et rend la surface du sol trop difficile à lire. Je mets mes lumières, mange la moitié de mon sandwich du soir, transfère la fin de mon eau dans mes gourdes. Pour la première fois de la journée, je prends quelques instants pour ne rien faire. Une, peut-être deux minutes de calme où je regarde derrière moi. Le gris-bleuté de la nuit engouffre le ciel. Je suis remontée dans la montagne, ma route s'y enfonce vers l'ouest. Les pistes se font plus sinueuses, contrastant avec celles tirées au cordeau de la matinée. Je vois en contrebas les collines couvertes de sapins, semblables à une mer. A l'horizon, les montagnes sont des pics de roches nues et affilées comme des incisives. Au-dessus d'elles, il y a le liseré tendre de rose des dernières lueurs. Je sens mon cœur dans ma poitrine aller rapidement, mais de légers battements. Ma respiration est lourde. Mon métabolisme va fort depuis quatorze heures et ne redescend pas dans cet instant de trêve.
Dans la nuit, j'atteins des zones du parcours plus rudes. Je manque presque un tournant lorsque la piste descend dans une large clairière d'herbes basses, car mes yeux étaient attirés par la lumière rougeoyante d'un feu de camp au carrefour des routes. Je passe auprès du brasier. Je distingue parmi les ombres un groupe réuni autour à regarder les flammes. Que penseront-ils, lorsqu'ils auront vu dans la nuit se succédant les lumières des phares de cyclistes qui s'engagent dans la descente, pour disparaître au bas de la combe ? Je quitte les pistes pour des chemins fait de grosses pierrasses, pleins de racines et de trous. Ils sont à peine assez larges pour y faire passer un quad. Ainsi mes heures de nuit se confondent dans mes souvenirs en images de feuillages blancs dans la lumière de ma frontale, illuminés et projetant leurs noirceur sur un fond de ténèbres. Chaque tournant ne révèle alors non plus un nouveau paysage, mais une nouvelle obscurité dont je ne vois que les premiers mètres. Le temps semble s'arrêter, car il n'est plus rythmé ni par la course du soleil, ni par le passage des choses du monde. Dans les harmonies de la nature, je suis à l'instant mort. J'entends dans les buissons des choses fuyantes qui brisent des branchages dans leur hâte. Je vais beaucoup plus lentement, car l'obscurité et le terrain rendent la progression difficile. Plusieurs fois, j'aurais à marcher un peu, après avoir glissé du pneu avant sur les grosses pierres qui gisent dans le fond des cuvettes. Elles sont rondes et lisses, polies par les eaux. A pied dans une montée accidentée, j'entend un bruit derrière moi, un grondement guttural venant des fonds des feuillages, qui cesse quand je me retourne. Je ne sais si c'est une illusion ou un prédateur qui s’enfuit dès que ma lumière frontale fut braquée en sa direction. Je me rends compte que je n'ai aucune peur. Je suis seule la nuit dans des sentiers délaissés des Rocheuses, fatiguée d'une quinzaine d'heures de mouvement, et pourtant les bruits de la nuit ne me sont pas chargés d'un inconnu terrifiant. Je reprend de l'eau dans un petit cours qui prend dans le chemin, descendant le long d'une colonne de pierre. Je fais attention en y plongeant ma poche à eau de ne pas perturber le fond, afin de ne pas remuer la terre sableuse. Dans l’obscurité je ne vois pas bien si j'y ai puisé des impuretés. Les tablettes stérilisantes mettent deux heures à agir, cette eau sera pour demain. Une gourde encore presque pleine me suffira pour la nuit. Je me coule dans un passage étroit dont je ne mesure pas la profondeur.
Il me semble me faire engloutir par les arbres en m'enfonçant de plus en plus dans la montagne. Le sentier n'est plus qu'un ruisseau sec qui perce dans les taillis. Mes bras frottent contre des branches de part et d'autre. J'atteins un embranchement, et de l'eau vient d'un autre petit bras et comble le lit. Elle a charrié de la terre qui aplanit le fond. Je roule dans une main d'eau, descends doucement dans ce creux de montagne. Tout est silencieux, la lenteur de mon déplacement m'épargne le bruit du vent qui souvent couvre les autres. « Me voilà ici, roulant sur mon vélo, dans un ruisseau la nuit. » Alors que je roule doucement dans l'eau, je médite à cela. Même si je savais, ce matin, hier, il y a une semaine, que cette nuit je serai à rouler sur des sentiers esseulés, et même si mes actions de la journée m'ont progressivement mené à cet instant, malgré tout, j'en demeure étonnée. Au fil de ces réflexions, l'impermanence de la situation dans laquelle je suis (ici, à minuit, dans ce ruisseau) se solidifie par sa verbalisation : en la pensant tandis que je la vis, je la fixe, et ce moment devient comme un nouveau fossile dans les collections de ma mémoire. Ainsi, écrivant mon journal quelques jours (et le réécrivant, quelques mois) après, je me souviens profondément d'avoir été là, dans ce ruisseau, à minuit. Bientôt, j'arrive à une rivière, et mes rêveries sont interrompues. On me dira plus tard qu'il y avait un petit pont. Je ne le vois pas dans la nuit, et j'ôte mes chaussures pour traverser. Le silence de la nuit près de l'eau qui coule fait un peu peur. Je me prends à chanter, afin de chasser le vide comme un mauvais sort. L'eau m'arrive aux genoux. Elle lave mes jambes du sel et de la poussière. En atteignant l'autre rive, je vois des traces de pneus dans le sable mouillé. Je suppose que ce doit être Mitch. Je passe par une sente pentue et retrouve une piste de gros gravier qui monte doucement.
Vers minuit, je m'arrête un instant dans une clairière: voilà le point où j'ai scindé les 515 kilomètres en deux segments de gains d'élévation égaux. Je charge le deuxième segment. J'ai donc grimpé plus de 4000 mètres ! La douceur des pentes rendit l'épreuve moins ardue que mes craintes. Mes jambes se sentent sans faiblesse, je roule à bon pas sur la piste. Dans la lumière de ma frontale je vois soudainement des ornières profondes et dures, tranchant dans le sens de la route. Je ne fais rien pour les éviter. Le côté gauche de mes pneus vient frotter contre une paroi de boue sèche, et je chute. J'égratigne ma jambe superficiellement sur une large zone, et mon bras saigne un peu. Mon absence de réaction en voyant les ornières est un signal de la fatigue. A présent, je ne souhaite plus que trouver un endroit où dormir. Je regrette un peu la clairière où je chargeais mon second tracé, il y a à peine un quart d'heure. La route monte progressivement et difficilement car elle s'est muée en un nouveau sentier de larges pierres polies, où parfois je dois me mettre à pied car je glisse maladroitement de mes pneus. Des pentes abruptes denses de sapins sont de part et d'autre. J'atteins un dégagement de très jeunes arbres et de buissons sur la droite. Je m'enfonce un peu derrière les arbres plutôt que de rester en bord de sentier, car je suppose que d'autres coureurs passeront dans la nuit et je souhaite m'épargner le bruit de leurs roues libres et leurs lampes brillantes. Il est minuit trente. Je ne mange pas, sors ma couverture de survie et jette mon sac de couchage dessus. Je désinfecte ma jambe avec une de ces petites compresses imbibées d'alcool en sachet. Je vais aller poser loin contre un arbre mon vélo avec en dedans des sacoches ma nourriture, afin de ne pas attirer les bêtes près de moi. Je garde ma batterie chargeant mon GPS, mon téléphone avec un réveil prévu pour 3h45 et mon spray de défense. Je me déshabille complètement et fourre mes vêtements dans le sac de compression de mon sac de couchage, que j'utilise comme oreiller. Je m'allonge et ferme les yeux. Ma respiration est lourde, mon cœur bat vite. Mon corps semble vivre péniblement, il est fiévreux comme après avoir beaucoup mangé. Il me faut, malgré la fatigue, un peu de temps pour m'endormir car mon métabolisme peine à ralentir avant de se laisser sombrer. Je me réveille un instant dans la nuit : la lune s'est levée, et son reflet dans l'argent de ma couverture de survie brille fort dans mon visage. Elle est quasi-pleine.
Ai-je rêvé ? Je crois. Je suis réveillée par mon téléphone, et ma première pensée est un « Non », ferme, à tout. Il fait froid. Tout mon corps semble me supplier de ne pas me mouvoir, d'ignorer le monde et de me laisser sombrer à nouveau. Je me hâte dans le froid pour aller chercher et déposer près de moi mon vélo, avant de me glisser à nouveau dans mon sac de couchage. Hier, la météo annonçait 6 ou 7 degrés dans la nuit, et je grelotte un peu. A presque 4 heure, c'est le moment où les températures sont au plus bas. Je fourre mes vêtements entre mes cuisses dans mon sac de couchage pour les chauffer avant de les enfiler. Je mange, assise dans mon sac, mon dernier sandwich solidifié dans le froid. Je suis honteuse de ne pas encore être habillée et en mouvement, mais je suis paralysée par le froid. Mes membres sont à peine réveillés et souffrent encore un peu de la fatigue, ils tremblent fort. Je tente d'ignorer que ce que, par habitude, je nomme « la veille » en pensée, n'est en fait qu'il y a à peine trois heures. Je m'habille dans mon sac, j'y demeure tandis que je range mes affaires sur mon vélo debout dedans comme une grosse chenille blanche et jaune. Je fini par l'ôter après avoir compté à trois. J'enfile ma veste de pluie au gore-tex épais qui protège du vent, fourre mon sac, ferme solidement mes sacoches, et repars dans le bleu de la nuit. Je n'ai pas entendu de coureurs passer durant mon sommeil. Peut-être furent-ils silencieux (s'il y en eut). Je fais le calcul. Il est 4h10, je suis au kilomètre 294. Elkford est au kilomètre 355, avec beaucoup de descente. J'estime que je devrais y être vers 8h. Où est Mitch ? La station-service ouvre à 5 heures et il sera obligé de s'y arrêter pour se ravitailler. Ainsi, même s’il a continué dans la nuit, il ne pourra avoir plus de trois heures d'avance sur moi. Me voilà avec de bons espoirs d'être deuxième. Où sont Dylan et Theo ? Je ne vois pas de traces dans les flaques de boue pas tout à fait sèche.
La route devient très vite impraticable. Je suis à pousser mon vélo dans des escarpements abruptes. Il fait encore nuit. Le mouvement a réchauffé mon corps, et je suis bien dans la capuche de ma veste, avec mes petits gants. Je sens ma chaleur s'échapper par mon col, avec mon odeur rassurante de troupeau dans l'aube. Mon souffle est chaud, mais ne fait pas de petits nuages de buée. Mes jambes exposées ne frémissent pas du froid qui vient les caresser. Quitte à devoir marcher et rouler de nuit, je suis satisfaite que ces deux paramètres coïncident : je n'ai pas besoin de beaucoup de visibilité pour pousser mon vélo en montée. J'atteindrai 2150m avant de redescendre dans les premières lueurs. Il m'a fallu presque deux heures pour faire les 8 premiers kilomètres du matin. Le début de la descente est un étroit couloir serré par deux herses de buissons aux grosses branches. Le sol est en cuvette, plein de ces gros « baby heads », du nom que l'on donne à ces pierrasses rondes et grosses comme des têtes de nouveaux-nés. Plusieurs fois dans la matinée, je glisserai sur ces pierres qui parfois roulent sous les pneus, et ne rattraperai la chute que de peu. Lors d'un de ces dérapages, je fais un écart vers la gauche et me blesse l’extérieur du genou sur une branche pointue. La plaie est large mais peu douloureuse. Le sang en coule à grosses gouttes le long de ma jambe, et va s'imbiber dans ma chaussette. Je dois mettre pied au sol un instant pour appliquer un peu de pression à la blessure pour arrêter le saignement. Les vibrations lorsque, en descente, j'amortis les aspérités de la route avec mes jambes, rouvrent la plaie. C'est la première fois qu'une de mes blessures s'ouvre ainsi à nouveau alors que le sang y avait séché et arrêté les flots. Les caillots forment un agglomérat laid et intimidant. Je me promets de nettoyer la plaie et de la désinfecter à Elkford. J'effraie une toute petite chouette en passant près d'elle. C'est l'aube, et à peine ai-je parcouru 10 kilomètres. Mes provisions se sont éclaircies, je m'en inquiète un peu. Je sais qu'en arrivant à Elkford, j'aurai faim. La lune est belle dans la lumière du matin. Les sommets nus prennent des teintes rosées quand les rayons du soleil viennent les lécher. La lumière coule de leur tête sur leur poitrine splendide à mesure que l’on avance dans l’aube et que le ciel s’éclaircit d’un joli bleu pâlot.
Je n'ai pas de réseau et je ne peux regarder trackleaders.com (là où l’on suit la position des coureurs en temps réel sur une carte, grâce à leurs balises GPS). Je n'ai pas idée de ma position dans la course, mais je vois, alors que le soleil monte derrière moi au-dessus des cols et jette sur le sol des ombres, les traces de pneus d'un VTT. Le dessin de l'empreinte me rappelle les René Herse qu'a monté Dylan sur son vélo. Je ne me souviens pas des pneus de Mitch, mais je suppose ces traces siennes. Je sors des montagnes resserrées et descend peu à peu en longeant la face ouest de la chaîne, très efflanquée, vers une large vallée. Je passe par de beaux alpages d'herbes hautes et jaunes. A mesure que j’avance dans des bois, je vois Elkford au loin devant, à peine plus bas. Je passe par quelques sentiers serrés et secs où l’on descend vite en jouant du corps pour garder l’équilibre. Je m'y amuse, malgré ma fatigue et ma hâte d'arriver à un point de ravitaillement. Je fini mes dernières provisions après avoir vu Elkford, rassurée. Je n'ai plus que le gel de Mitch lorsque j'entre dans la ville vers neuf heures et demie, bien plus tard que mes estimations. Il m’a fallu plus de cinq heures pour faire une soixantaine de kilomètres. Elkford fait quelques pâtés de maisons. Sur la route principale qui borde la ville, il y a tout de suite au large carrefour une station-service. Je cherche des yeux le vélo de Mitch, en vain. Quelques cyclistes passent harnachés tel que l'on est pour un long voyage. Je crois qu'une alternative de la Great Divide passe en ville. Il n'y a aucune trace de Mitch. Je suppose qu'il m'a devancé et qu'il est déjà loin devant. Je ne le rattraperai sûrement pas.
J'organise mon ravitaillement afin d'en maximiser l'efficacité. J'achète pour 40 dollars de snacks sucrés et salés. Tandis que je fais mes achats dans le petit magasin, un homme aux cheveux grisonnants vient me proposer du désinfectant et des pansements pour ma jambe. Il est habillé de grosse toile et d’un jean sale, ce doit être un rancher local. Je baisse les yeux sur la blessure. La plaie semble énorme, avec ses caillots de sang collés de poussière qui font croire à une terrible taillade en croix, un chaos de peau et de chair déchiquetées. Je refuse poliment. Un autre homme habillé de manière semblable viendra me faire la même offre quelques minutes plus tard. Dehors il fait bon. J'ai enlevé ma veste. Je mange deux glaces et bois un café tout en nettoyant la plaie à l'eau. La blessure est profonde, mais fine. Elle laissera une belle cicatrice. Une fois propre et désinfectée, je la laisse à l'air plutôt que de risquer de la faire fermenter sous un pansement. Je consulte les messages de mon amoureuse tandis que je range rapidement mes provisions sur mon vélo. Ses messages m'annoncent que je suis en tête. Je n'y crois pas. J'ai une barre de réseau et tente de consulter trackleaders. Il n’y a d'abord que les points sans le fond de carte, puis la connexion saute avec la page seulement à demi-chargée. Je n'y ai vu ni Mitch, ni Theo. Dylan semblait anormalement loin derrière. Que s’est-il passé? Je renonce, plutôt que de perdre du temps à tenter de satisfaire ma curiosité. J’appelle mon amoureuse en finissant mon ravitaillement. Nous causons de la course, la position de Mitch est incertaine. Elle me dit qu'il doit être derrière moi et que son point n'a pas été mis à jour depuis quelques heures, mais je le suppose devant moi d'une ou deux heures. J’espère qu’il n’est pas blessé. La conversation dure peu car la ligne coupe plusieurs fois. Je suis heureuse de lui avoir parlé. Je riais en discutant d'avoir si peu dormi. La tête me tourne et cette légère confusion est désagréable, mais l'excitation de la course me fait aller au-delà. Ainsi, je serais en deuxième position. Il me suffit de tenir le rythme pour faire un podium. Alors que je m'apprête à partir, je suis retardé par ma poche à eau mal fermée qui a fuit dans ma sacoche de cadre. Tandis que j'écope le fond d'eau, je discute avec les deux femmes qui travaillent à la station service. « Tu vas au Mexique ? » me demandent-elles. Elles fument des cigarettes. Je mange le gel de Mitch en quittant Elkford. Je remonte brièvement dans des petits bois par quelques sentiers serrés et vifs entre les sapins. Je ne vois plus les traces de VTT que je suivais jusque là.
Les routes sont douces et roulantes, je remonte une vallée dont je ne vois pas la rivière, et je reprends espoir de pouvoir finir à la nuit tombante. Les montagnes sont toujours magnifiques au-delà de leurs socles de vert, dentues et plissées de ces chocs géologiques lents qui glissent et écrasent la pierre. Je roule seule toute la journée. Je suis des pistes de gravier gris clair ou et de terre jaune, dont certaines plus au nord me sont familières car je les ai empruntées voilà deux fois, dans l'autre sens, pendant la Tour Divide. La vallée remonte jusqu'au réservoir de Kananaskis. Là-bas, je croiserai Boulton Creek à nouveau, le nœud du huit que forme le parcours. Je croise quelques cyclotouristes qui s’en vont vers le sud. Je les salue de la main et d’un sourire. Les températures montent dans la journée. Mes pieds gonflent de chaleur et de leur propre humidité, leurs plantes deviennent douloureuses lorsque j’appuie fort sur les pédales. Le ciel est d’un bleu écrasant, à peine quelques nuages s’y perdent en suivant les cours des vents. Une fois le soleil haut et immuable, le temps se confond dans cette vallée. Les heures sont marquées à la baguette uniquement par les commandements absolus et réguliers de mon estomac qui réclame son dû. En fin de matinée, je cale une petite boîte de Pringles dans mes prolongateurs et les grignote sur les longs plats qui coupent dans les forêts de sapins. En début d'après-midi, je vois venir devant moi deux cyclistes. Leur silhouette m’est familière : je les reconnais pour les avoir dépassés la veille. Tandis qu'ils campaient quelque part sur la route, je faisais à l’est le tour du massif par la vallée parallèle et voilà que je les retrouve une trentaine d'heures après. Je ne m'arrête pas, mais nous échangeons quelques paroles lorsque je les croise : « Tu fais encore la course?! - Oui! Je crois que je suis deuxième! J’ai dormi trois heures! » La fatigue est montée en moi transformée en une impatience et une animation fiévreuse. Je reprends de l'eau dans de petits ruisseaux qui coulent des creux de la montagne comme des mystères. Je fais plus de pauses que la veille et les fait traîner davantage car mes pieds douloureux supplient de faire durer ce soulagement. J’en sens les plantes pétries comme de la chair à saucisse sous l’épaisse peau, et l’intérieur me brûle lorsque les bourrelets de pulpe roulent contre ma semelle dure. Je continue en ignorant le mal, car je sais que la fin de la course est proche. Mes limites semblent poindre à l'horizon mais je peux durer jusqu'au soir. Il n’y a au sol aucune trace de Mitch. Je les suppose effacées par les rares pick-ups et le vent qui soulève la poussière. Je me plais à l'idée d'être seconde de cette course, échappée en avant du peloton sur les talons du premier. Nous sommes tous seuls, maintenant.
Vers 16 heures, j'arrive à Boulton Creek, au kilomètre 440. Le manque de sommeil vient frapper l’arrière de ma nuque comme un coup sourd qui étourdit. Je souhaiterais m'allonger ici, sur les marches du magasin général, et me laisser aller au sommeil. J’achète deux Gatorades fraîches, une poignée de Snickers et des bonbons. J’ai ôté mes chaussures et m’assois pour boire avidement. Je sens le froid du liquide rafraîchir ma poitrine, éclaboussant jusqu'au bout de mes doigts, puis remonter dans mes tempes pour faire frissonner la peau de mon crâne. Dans la chaleur de l’après-midi, c’est un doux soulagement. Des plaques de sel collent mes cheveux à mes tempes. Mes vêtements sont épais de crasse. Autour de moi, des touristes mangent des glaces. Certains regardent au passage mon air hagard, mes jambes couvertes de sang et de sale qui forment de longues raies dans les plis de ma peau. La fatigue me fait un peu trembler. Je m'oblige à me lever car je sens que si je me laissais aller à refroidir, je ne pourrais repartir. Mes jambes ne me porteraient plus, l’hypnotisme m’emporterait dans les rêves obscurs où l’on gît en paix. Je demeure pied à terre une dizaine de minutes en tout, elles me sont précieuses. Je remets mes chaussures et reprends la route. J'étais d'abord inquiète de ma fatigue, mais les trente kilomètres qui suivent sont goudronnés et sereins. Je reprends confiance et fureur dans les descentes. A un carrefour, un groupe de mouflons canadiens paisse avec ses petits. Je suis de retour sur la Highway 40, allant cette fois au nord. Il y a une vague odeur de feu de forêt : le vent dans mon dos fait remonter des effluves du brasier. Le parcours quitte la route principale pour retourner sur des sentiers tortueux. Je m'arrête à des toilettes publiques le long de la route. A vol d'oiseau, je ne suis plus qu'à une quinzaine de kilomètres de Canmore. Par le parcours, il m'en reste cinquante. Le profil de dénivelé affiche encore deux grandes montées qui trônent à la fin comme une épreuve finale, afin de drainer les dernières énergies, ou alors pour achever les coureurs qui auraient eu le malheur de ne pas mesurer leur effort et arriveraient le ventre et les jambes vides, si proches et pourtant si loins du but. Je suppose qu'il me faudra encore trois ou quatre heures avant d’entrer en ville.
Je sors mon téléphone. J'ai du réseau. Je me sais pressée par la course, mais je ne peux chasser ma curiosité et j’ouvre trackleaders. La page charge vite, je suis stupéfaite. Je suis première. Mitch doit être deux ou trois heures derrière moi, il n’a pas encore atteint Boulton Creek. Le troisième a à peine quitté Elkford. Le reste du peloton (dont Dylan) est encore sur les sections ardues que je sillonnais de nuit. Theo a abandonné, et il m'a envoyé un message. Je suis en tête. Je mène la course depuis mon réveil, sans le savoir. Comment est-ce possible ? Comment puis-je être aussi loin devant tous ces hommes? Quid de leurs beaux vélos, de leurs mollets forts dont on voyait les muscles bicéphales se bander lorsqu’ils pédalaient? Quid de leur confiance et de la puissance qu’ils mettaient dans leurs pédales, comme s’ils souhaitaient en ployer le métal? Je regarde mon GPS, vérifie que je n'ai pas accidentellement coupé des sections. Les kilométrages concordent. Peut-être y a-t-il eu un détour? Je suis agitée, je cherche des explications à ma rapidité, à leur lenteur. Tout comme hier je naviguais entre les hypothèses les moins plausibles et les plus catastrophiques, je cherche à présent avec angoisse si je n'ai pas, par erreur, sauté douze heures de parcours sans m'en rendre compte. L'absurdité de mon comportement me frappe brusquement. Ma propension à me sous-estimer est si forte que depuis la vieille j'imagine des scénarios improbables, ignore ou déforme des faits, utilise une poignée de biais cognitifs, car je ne peux accepter la situation: je me débrouille bien. Très bien même. Je suis première. Malgré mon excellence à comprendre et gérer mes ressources, écouter mon corps afin d'optimiser mon endurance lors de ces courses, je suis paradoxalement incapable de me rendre compte que je suis en train de gagner. Mon estime de moi en est comique. Je me suis dupé moi-même.
Je reprends la route. Je ris tout bas de ma bonne fortune. « Je suis première ! » Je ne cesse de sourire béatement sous mon masque de fatigue. Je descends par un sentier dans un creux de rivière presque sec, avec de gros rochers ronds. Puis je remonte le long du massif qui me sépare de Canmore. J’entre silencieusement dans des bois d’arbres largement espacés sur un tapis de mousse. Des pierres grises en dépassent, et les racines tiennent en main les roches et la terre qui soutiennent la montagne. Je prend garde, je calcule. J’ai deux ou trois heures d’avance sur Mitch. Prenons bas, mettons deux. Il me reste 45 kilomètres (que je suppose difficiles), soit environ trois heures. Mitch aurait à rouler à quasi deux fois ma vitesse afin de me rattraper avant l'arrivée. Si je ne tombe pas, ne fais pas une chute subite de glycogène, ne casse pas mon vélo, je gagne la course. Je traverse un village résidentiel. Je prends de la vitesse sur une courte section de piste cyclable, descends, m’engouffre à nouveau dans les forêts vers les hauteurs. La piste se fait abrupte, j’entame le col de Skogan Pass. J'alterne la marche et la selle afin d'économiser mon énergie. Je mange lentement mon paquet de bonbons tout au long de mon ascension. Le sucre pique délicieusement dans ma bouche. Il trompe ma soif et je me force à prendre de grosses gorgées d’eau durant la marche. Les moustiques commencent à m'assaillir, encore peu hargneux. Le soleil touche les sommets lorsque j’atteins le haut du col. Je vois derrière moi la chaîne qui s'étend vers le sud, là d'où je reviens. Devant je distingue les abords de Canmore au fond de la vallée. J’entame la descente. La pente est forte, elle trace d’abord dans une percée de pylônes électriques qui coupent par-dessus le col. Je file en laissant mes jambes souples prendre les chocs des cahots de pierres. Je manque de peu de sortir de route sur une épingle. C’est une mise en garde, et je repars plus doucement. J’atteins rapidement le plat de la plaine du Bow. Il ne me reste désormais qu'une quinzaine de kilomètres à longer la vallée dans les forêts en surplomb. Il est 20 heures passé, j'ai encore l'espoir de finir aux dernières lueurs: « Dans une heure, je suis dans Canmore. »
J'entre à nouveau dans la forêt, le sentier étroit pique d’entrée vers le haut de la montagne. Il serpente hargneusement entre les arbres et leurs racines qui le cassent comme des marches. Je dois mettre pied à terre. Ces obstacles me sont trop hypocrites et illisibles, leur rondeur est traître et glissante. Semblable à un escalier de mauvais rêve, le sentier m'emmène plus haut, où je ne vois pas. En peu de temps, mon énergie est drainée par l'effort physique et mental. Je suis brisée comme si j’avais frappé un mur de tout mon élan. Je pousse mon vélo au-dessus des grosses racines. J'ai les yeux rivés sur le sol, et je vois les lignes creusées dans le lit végétal par les pneus des vélos qui y passent. Les racines portent des cicatrices, le sol est marqué de petites moraines relevées dans les tournants. Bien sûr, ce sentier s'emprunte de coutume en descente. Me voilà à le remonter. Les moustiques m'assaillent. Je m'arrête et vaporise maladroitement mon anti-moustique inefficace sur ma peau exposée. Ils échappent à mes défenses et attaquent à travers mon short. En poussant je mastique mes Snickers par demi-bouchées comme un cheval qui rumine. Je crains défaillir d'hypoglycémie si proche du but, mais trop de sucre siphonnerait mes dernières énergies afin de le digérer. J'atteins des plats, longeant la pente régulièrement, mais je ne vais guère plus vite sur le terrain accidenté. Je respire lourdement. Ma sueur mêlée de terre et d'anti-moustique me coule dans la bouche et a mauvais goût. Les petits accrocs des racines m’empêchent de prendre de la vitesse, je crains de chuter. Je suis épuisée. Mes vêtements me sont collés à la peau par ce mélange de sueur, de saleté, d'anti-moustique et de crème solaire. L'arrivée me paraît si lointaine, et lointaine aussi semble mon excitation des dernières heures. Je pense à ces images d'une entrée glorieuse dans Canmore que je remuais alors dans le creuset de mon imagination. Je serai à Canmore après la nuit. Je ne sais même pas où est la ligne d'arrivée. A la fin du tracé GPS ? Puis qu'arriverait-il ? J’y serai seule à consommer ma victoire comme un plat fort amer. Parce que Dylan possède la clef de notre casier, moi, je n'aurais rien. Il n’y aura pour moi ni toit, ni douche, pas même de vêtements propres. Le val m'est sinistre, il semble rire de mon infortune. A quoi bon gagner la course, se donner tout ce mal pour n'avoir pas même de lit dans lequel reposer mon corps meurtri? Je m’en retournerai ici dans la forêt pour dormir dans mes vêtements sales qui me dégoûtent. Je me ferai une litière de feuilles comme une laie. Je serai dévorée par les insectes, pouilleuse, et j'attendrai Dylan. Mon cœur se serre, ma gorge aussi. Pourquoi a-t-il pris la clef, s'il avait prévu de courir si lentement ? Peut-être pour me punir d'avoir commis une faute qui m'est inconnue ? Ou peut-être par pur égoïsme : maître de la clef, il n'est dépendant de personne, tandis que moi, je vais devoir demeurer misérable dans mes vêtements répugnants à l'attendre douze, peut-être vingt-quatre heures. Oui, c'était bien sûr son dessein, et comme je suis stupide d'avoir accepté ! Il m'a trompé, son cœur est faux et méchant. Je ne veux pas le revoir. Je prendrai la clef de mes affaires à son retour et partirai. Plus encore, cette nuit je casserai le cadenas, m'emparerai de mon paquetage par la force et je disparaîtrai. Des larmes me viennent, je ne peux plus respirer. Quelle piètre vaillance, je n'aurais jamais dû aller aussi vite et me voilà piégée de mon idiotie. Je suis pathétique. J'étouffe de mes sanglots et je dois descendre de mon vélo. Ma poitrine brûle. Mon visage me fait mal. La douleur se concentre au creux de mon cœur. Je prends de grandes inspirations et force à se détendre mes épaules. Le brouillard de confusion, qui faisait comme un vacarme sourd dans mes oreilles, se calme peu à peu. J'éteins le délire qui prenait tandis que j'en remuais les braises. Je dois marcher un peu avant d'être à nouveau maîtresse de ma respiration. Je reprends mes esprits. Le manque de sommeil trouble mes émotions. Je ne devrais pas pleurer pour une douche et des vêtements sales. Je trouverai un moyen, et sinon, la forêt m'accueillera comme elle m'accueillit tant de nuits. Et en attendant Dylan, je ferai un festin dans Canmore et je célébrerai ma victoire sans sa concorde. Oui, j’aurai ma gloire par moi-même. Je pousse à présent les pédales avec fureur pour distraire mon cerveau fatigué. Je sors enfin de cette terrible section. J'arrive dans un quartier résidentiel, un quadrillage de rues larges et vides. Les bâtiments demeurent silencieux et pèsent de leurs larges toits faits pour soutenir les neiges. Tandis que je descends la grande rue, je constate ma fatigue : je ne sais pas déterminer si les véhicules sont garés ou en mouvement. Je vois les panneaux de circulation mais je n'arrive plus à en comprendre le sens. J'entends une voix crier mon nom. Des hallucinations ? Je tourne la tête et vois un groupe d’adolescentes autour d'une table de pique-nique. La voix m'appelle à nouveau, et elle m'est familière. Je lève les yeux. C'est Theo. Il est à un balcon, il me fait de grands signes. Il m'avait envoyé des messages. Il sera à l'arrivée. Il m'apportera un goûter. Je ne serai pas seule. Mon coeur se presse de bonheur et de gratitude. Il me reste une dizaine de kilomètres.
Je remonte sur des sentes entre les arbres. Je suis sous les Trois Soeurs. A l'ombre des montagnes, il fait cette lumière grise et sans contraste des dernières lueurs. Je ne crains plus de perdre toutes mes forces avant la fin. Je pousse sans retenue sur les montées et fais les descentes techniques à pied pour ne pas risquer de chuter. Je mets ma frontale, à la puissance maximale. Mes batteries supplémentaires ne me seront plus utiles à présent. Tout va à nouveau très vite. Je perce hors des bois dans un champ qui descend vers la ville. Je ne distingue rien aux alentours. Il y a autour de moi des lueurs fantomatiques grosses comme des prunes qui viennent par deux. Ce sont des yeux de wapitis, je passe près de leurs larges masses grises dans l’obscurité. Mes bras se sentent refroidir, mais je ne veux plus m'arrêter à présent. J'ai mis ma lumière arrière, j’atteins la route bitumée et enchaîne de mes dernières forces. Je prends accidentellement un tournant à contre-sens de sa bretelle d'accès. Dans la dernière ligne droite, la grande rue de Canmore, les restaurants sont encore ouverts et des passants flânent. Les lumières jaunes de la ville font oublier combien la montagne était grise et irréelle dans l'obscurité. Me voilà presque à la fin de la rue. Je vois Theo, debout, bras en l'air. Je dérape devant lui et mets pied à terre. Lors d'un instant, je ne sens que ma poitrine qui s'élève, chaude contre mon jersey collant, et ma respiration profonde. Il y a un petit groupe de personnes. Tous ces gens m'attendaient? J’en suis émue. Je ne sais que dire.
« - Have I won ? »
Oui, j'ai gagné.
Je descends de vélo et ôte mes chaussures. Mes pieds libérés respirent de soulagement. Ils sont si douloureux que je ne peux plus poser la plante au sol et je dois marcher sur les côtés extérieurs. On me fait asseoir. Theo m'a apporté des croissants au chocolat, un smoothie et des fruits. Je parle bas, à tous à la fois. Je suis charmée par la douceur du moment. Il y a Sarah qui a mon bidon rouge. Elle le gardera et je garderai le sien. Elle m'offre son toit. Je ne dormirai pas seule dans la forêt. Theo charge mon vélo à l'arrière de sa vieille Honda Element. Je peine à marcher pour le suivre de mes pieds nus et douloureux tandis qu’il me guide dans les rues, mon casque serré contre mon corps comme un doudou.
Dans la voiture, je suis comme une enfant endormie lors d’un long voyage. Je vois les lumières de la ville défiler de toutes les couleurs en de grands rubans sur le fond cobalt du ciel. La voiture de Theo sent l’odeur rassurante de l’an 2000, celle de l’enfance. Je lui parle en somnolant de ces souvenirs qui me reviennent en mémoire. Chez Sarah, mon front cogne contre la paroi de la douche car je m’y endors debout. Theo me prête ses vêtements. Dans le salon, mon vélo repose parmi les leurs. Je suis ivre de l’attention que je reçois. Allongée sur le canapé, je sens les plis du coton des vêtements contre ma peau douce de savon. Mes cheveux sentent le shampoing. Je suis entourée de beaux vélos et de belles personnes. Tous sont doux avec moi. Je m’endors avec un sourire heureux. Ces soins ont tant attendri mon coeur peureux et fatigué que j’en ai oublié ma victoire et ma fureur.